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Covid-19 : une « captation mentale » sans précédent, entretien avec Bernard Noël
Article mis en ligne le 4 mai 2020
dernière modification le 3 mai 2020

Quoi qu’il advienne de la crise provoquée par la pandémie de coronavirus, son effet le plus notable, et qui n’est peut-être pas suffisamment relevé comme tel, restera la « captation mentale » dont elle a été, et est toujours, l’instrument. La « captation mentale », c’est précisément un des outils critiques de nos sociétés forgés par l’écrivain Bernard Noël.

Dans un entretien récent avec Yves Jouan, paru dans la revue Apulée (éditions Zulma), l’écrivain et poète Bernard Noël a mis au jour, au fil de la discussion, l’expression « captation mentale ». C’est là une expression nouvelle de la « sensure », ce terme clé de ses écrits politiques que Bernard Noël a créé pour désigner la privation de sens, à laquelle s’emploient, selon lui, nos sociétés autoproclamées libérales. Il s’agit bien, indique-t-il, en 1975 dans le texte « L’outrage aux mots », écrit en réaction au procès qui lui fut intenté lors de la parution du Château de Cène, non d’une privation de parole, mais d’une privation de sens, « forme la plus subtile du lavage de cerveau, car elle s’opère à l’insu de sa victime ». (...)

L’un des effets les plus indésirables de la crise provoquée par la pandémie de Covid-19 est précisément de rendre nos « cerveaux disponibles » à l’événement tel qu’il est égrené par les pouvoirs de tous ordres, politique, médiatique. (...)

Bernard Noël s’interroge sur notre rapport au temps comme « condition du sens » : « Qu’est-ce que mon temps ? Qu’est-ce qui est mien à l’intérieur du temps ? »

C’est cette « condition du sens » que vient épuiser le présent de la crise pandémique, rendu virtuel d’être indéfiniment repoussé, condamnant de ce fait notre rapport au temps, à toutes les modalités du temps : physique, le temps du monde naturel, qui s’écoule ; chronique, le temps des événements, calendaire, socialisé, avec un avant et un après ; et aussi, et surtout le temps que nous pouvons éprouver subjectivement, dans la prise que nous avons sur l’événement par la pensée, la parole. (...)

L’étonnant est que l’on doit à un directeur de TF1, l’un des principaux et premiers exploiteurs de ce système, la formule la plus adéquate pour le dénoncer, alors qu’il ne voulait que définir très précisément son rôle : « rendre le cerveau disponible », celui de ses auditeurs, pour qu’ils consomment les produits vantés par sa chaîne. Mettre les cerveaux en état de disponibilité, c’est bien évidemment capter leur attention, leur réflexion, leur pensée pour les soumettre au désir d’une consommation, celle d’un produit ou d’une politique. C’est aussi faire que, peu à peu, il n’y ait au monde pas d’autre appétit que de consommer, mouvement accéléré par l’invention des smartphones, petites télévisions portables qui multiplient la dépendance de leurs utilisateurs et permettent en plus de pouvoir policièrement les repérer. (...)

Le confinement est encore perçu comme une mesure protectrice bien qu’il ait aussi révélé que ceux qui nous en gratifiaient étaient de bien minables protecteurs. Le passage fut particulièrement brutal entre la répression du personnel hospitalier et son éloge voulu très reconnaissant. Il y avait eu auparavant la longue surprise du mouvement des Gilets jaunes, la série infatigable des manifestations contre la réforme des retraites et toujours la même réponse du gouvernement : répression policière très violente et passage en force. Si l’on pense que le confinement est survenu dans ce contexte, il a l’air d’un emprisonnement général bienvenu pour le pouvoir qui se masque de sa nécessité. Restent pourtant les exigences économiques qui effacent nos illusions quand on compare les milliards promis aux banques et l’aumône faite aux hôpitaux. Le vieux monde n’est pas derrière nous mais bien établi au pouvoir (...)

Toujours un double langage qui brandit la menace et dans le même mouvement tend la main. Le confinement en est un exemple, lui qui capte notre liberté mais semble n’avoir pour but que notre protection. Ce qui va le suivre permettra de mesurer ce qui vraiment l’animait. (...)

L’homme est mortel, mais il a créé, avec la Culture, une immortalité humaine que sa captation par l’économie est en train de rendre périssable, comme par ailleurs la vie de l’espèce et plus seulement de l’individu.

la situation se révèle vite paradoxale : elle implique de faire confiance au gouvernement qui la décrète et qui la gère, alors même qu’il multiplie dans sa gestion les erreurs et les mensonges. Oui, mais cela, qui entache son pouvoir, ne l’écarte ni ne le diminue en rien, car il est irremplaçable. Et ce caractère, soudain rendu plus évident par la situation dangereuse, révèle – ou du moins le devrait – que nos vies sont cantonnées au présent. Pourquoi ? Parce que la société de consommation, devenue complètement la nôtre, est gouvernée par une économie incompétente dans l’ordre du vivant, elle qui nous confine dans un présent condamné à s’épuiser lui-même et la vie avec. (...)