
« Libération » dévoile le contenu de documents confidentiels, obtenus grâce à la justice européenne, qui mettent au jour les manipulations de Bruxelles pour éroder la législation sur l’autorisation des biocides.
Les Européens devraient en être fiers. La législation de l’UE sur l’autorisation des biocides (pesticides et herbicides) est unique au monde pour son haut niveau de protection. Elle est basée sur le principe de hazard (danger en français), c’est-à-dire que si une substance est déterminée comme potentiellement risquée pour la santé humaine, elle est interdite. Peu importent les conditions dans lesquelles ce danger peut se concrétiser.
Sans surprise, ce principe, qui place la santé devant les intérêts commerciaux, ne plaît pas à tout le monde. Surtout pas aux industriels qui mènent un lobbying acharné à Bruxelles pour démonter ce texte de loi. Au point de convaincre des membres de la Commission européenne de tenter secrètement d’affaiblir la législation, sans demander l’avis des citoyens. C’est ce que révèlent les 660 documents confidentiels (dont seuls quelques-uns sont accessibles en ligne), dont l’ONG Pesticide Action Network a obtenu la publication par la justice européenne, après deux ans de combat devant les tribunaux. Libération publie en exclusivité une analyse de leur contenu. (...)
La définition finale a seulement été publiée le 19 avril 2018, avec cinq ans de retard. Parce que la Commission a voulu réaliser une étude d’impact, censée présenter les différentes options de régulation possibles. Seulement, ce processus a été utilisé par le secrétariat général pour discréditer la législation existante. (...)
Une logique pro-business
L’approche d’évaluation en fonction des risques, et non des dangers (hazard), est la marotte des industriels de l’agrochimie. Elle permet de fixer un certain niveau de risque, et donc d’autoriser sous conditions la vente de la substance, alors qu’avec la législation actuelle, le moindre soupçon de danger pour l’homme entraîne l’interdiction. La Commission européenne a préféré s’aligner sur la position des fabricants. (...)
La stratégie a fonctionné. Parmi les différentes options proposées dans l’étude d’impact, celle qui apparaît comme la plus favorable est l’option 4, dont la conclusion est révélatrice : si plus de pesticides sont autorisés, ce sera mieux pour les citoyens européens. (...)
Pour Hans Muilerman, expert sur les politiques européennes de la chimie pour le Pesticide Action Network, il ne fait aucun doute que ces documents révèlent la manipulation de cette procédure pour servir les intérêts d’une partie de la Commission européenne : « Ces stratagèmes sont contraires au processus démocratique de l’UE. Ce n’est pas le rôle de la Commission de modifier les législations votées par les Etats membres et le Parlement. Elle doit seulement les appliquer loyalement et scientifiquement. »
Une Commission divisée
C’est le gouvernement suédois qui a saisi la justice européenne contre la Commission. Après un jugement en sa faveur, Asa Romson, alors ministre suédoise de l’Environnement, lance même, le 4 janvier 2016, dans une lettre, un avertissement aux hautes instances bruxelloises pour qu’elles changent leur comportement. (...)
Au-delà des manœuvres du secrétariat général, le plus inquiétant dans ce que mettent au jour ces documents sont les efforts délibérés de la DG de la santé, dont l’essence est de protéger les citoyens face aux risques sanitaires, pour affaiblir les garde-fous européens. (...)
« Actuellement, une autre lacune du processus est que peu de données toxicologiques, voire aucunes, ne sont demandées avant la validation des produits, assure Charlotte Lepitre, coordinatrice du réseau d’ONG Santé Environnement. Ainsi des substances sont autorisées sans que l’on connaisse leurs potentiels impacts sanitaires. Ce n’est qu’après, lors de leur utilisation et diffusion dans l’environnement, s’il y a de la pharmacovigilance, que nous découvrons leurs impacts. »
En attendant, le commissaire européen chargé de la santé et de la sécurité alimentaire, Vytenis Andriukaitis, s’est engagé auprès d’Eric Andrieu à laisser des directives à son successeur pour renforcer la législation avant de quitter ses fonctions, en prenant en compte les recommandations des parlementaires européens