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Le Monde
Cheikh Hamidou Kane : « L’Afrique n’existe plus, elle a été dépossédée de son espace »
Article mis en ligne le 11 mars 2020
dernière modification le 10 mars 2020

L’auteur sénégalais de « L’Aventure ambiguë », 90 ans, revient sur l’histoire contemporaine du continent, marquée par des questionnements et des tourments identitaires.

En cinquante-sept ans de carrière, l’écrivain sénégalais n’a publié que deux romans – L’Aventure ambiguë, en 1961, et Les Gardiens du temple, en 1995 –, devenus des classiques, traduits dans une dizaine de langues et inscrits au programme de nombreuses écoles et universités. Ils relatent le malaise des élites africaines désorientées par la colonisation française. Né en 1928 à Matam, sur les bords du fleuve Sénégal, Cheikh Hamidou Kane a traversé l’histoire contemporaine du continent, marquée par des questionnements et des tourments identitaires. (...)

Dans L’Aventure ambiguë, Samba Diallo, fils de notables peuls élevé dans la plus pure tradition coranique du pays des Diallobé – une nation fictive qui ressemble à s’y méprendre au Fouta Toro, région du nord du Sénégal –, est envoyé à « l’école des Blancs » pour y apprendre « comment on peut vaincre sans avoir raison ». Il sortira ébranlé de cette expérience intérieure d’une grande violence. (...)

La puissance de ce roman philosophique, en partie autobiographique, grand prix littéraire d’Afrique noire en 1962, reste d’actualité. L’Aventure ambiguë est l’ouvrage de référence pour qui continue de s’interroger sur les identités africaines et afrodescendantes percutées par la « rencontre » avec l’Occident. Peut-on lier les cultures africaines au legs colonial et en sortir indemne ? Comment tirer le meilleur de ce choc identitaire ?

Témoin et un acteur privilégié de la marche des anciennes colonies françaises vers l’indépendance, Cheikh Hamidou Kane a été ministre sous Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf, puis haut fonctionnaire de l’Unicef dans différentes capitales africaines. Retiré de la vie publique depuis plusieurs décennies, l’écrivain consacre désormais ses journées à la prière, à l’écriture et à « l’éducation morale » de ses petits-enfants. (...)

A 90 ans, il a la démarche hésitante, mais son regard sur le monde reste pétillant. Il s’est confié sur son enfance marquée par le racisme, sa fascination pour la culture française, ses rêves panafricanistes et avoue avoir adoré le dernier opus des studios Marvel, Black Panther. (...)

Lorsque j’étais enfant, j’ai connu l’humiliation que peuvent ressentir tous ceux qui voulaient accéder au même niveau de connaissance que les Blancs alors même qu’ils avaient en face d’eux des gens qui les méprisaient. Les colons ont tenté de nous faire admettre que nous étions des êtres inférieurs, incapables de faire autant sinon mieux qu’eux. Ils ne s’opposaient pas au fait que des « indigènes » aillent dans leurs écoles, mais ils nourrissaient pour nous des ambitions limitées. Nous étions programmés pour devenir des auxiliaires, pas au-delà ! On pouvait ainsi devenir infirmier, mais pas docteur en médecine.
Vous avez refusé d’obtempérer. Vous vouliez devenir philosophe…

C’était mon choix depuis l’école primaire. Dans l’esprit des enseignants blancs, c’était inconcevable. J’ai dû, tout au long de ma scolarité, me battre. En 1942, j’ai voulu entrer au lycée Faidherbe de Saint-Louis, qui était en principe réservé aux fils de colons. Seuls quelques Africains fortunés pouvaient y envoyer leurs enfants. Ma famille n’était pas nantie. J’ai donc fini à l’Ecole des fils de chefs, qu’on appelait aussi l’école des otages, où étaient envoyés les fils de notables. On nous y apprenait à devenir de parfaits chefs de canton. (...)

Nous étions sept « fils de chefs » dans ma promotion. A la fin du cycle d’études, nous devions passer par la ferme agricole et devenir chefs de canton. J’ai refusé d’y aller. Je rêvais toujours du lycée Faidherbe. Furieux, le directeur de l’école a convoqué l’un de mes oncles qui était greffier. Il lui a expliqué sans ménagement et avec un ton méprisant que mes ambitions étaient prétentieuses. Que l’on ne m’avait pas formé pour ça ! Mais j’ai tenu bon. Mon père m’a inscrit au lycée Van Vollenhoven, à Dakar. Mes condisciples africains m’ont désigné pour être leur représentant au conseil de discipline du lycée, composé en majorité de Blancs.
Comment vous êtes-vous retrouvé à la Sorbonne ?

Je rêvais d’être professeur de philosophie, la Sorbonne était donc un objectif. Mais je n’avais pas les moyens d’aller en France. J’ai donc écrit au gouverneur du Sénégal, qui pour la première fois était un Noir antillais, pour obtenir une bourse. Et il me l’a octroyée ! J’ai intégré une classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand, puis j’ai étudié la philosophie et le droit à la Sorbonne. (...)

J’ai eu confirmation des qualités fondamentales de la civilisation occidentale, occultées jusque-là à mes yeux par la face sombre du colonialisme. (...)

. Mes condisciples et mes professeurs français étaient d’une grande ouverture d’esprit. (...)

J’ai survécu à ce périple. J’ai appris que, contrairement à ce que voulait faire croire le colon raciste, les cultures africaines et européennes ont beaucoup de choses en commun. Ma génération et celle de Senghor ont prouvé qu’on pouvait accéder au niveau le plus élevé du savoir des Blancs. Après mes études, je suis revenu sur le continent avec l’espoir d’un monde partagé et équitable. (...)

Il faut poursuivre le travail entamé. Rome n’a pas été construite en un jour ! L’Afrique, comme disait Ki-Zerbo, a été victime d’une dépossession de son espace – ses empires ont été dépecés en une cinquantaine de territoires, au profit des colonisateurs. L’Afrique n’existe plus. Elle a perdu son initiative politique et son identité endogène. A l’école, ce sont les langues du colon qui sont enseignées. La législation, l’organisation sociale et familiale sont calquées sur celles de l’Occident. Il faut donc que l’Afrique redevienne elle-même en se basant sur les structures antérieures à la colonisation. (...)

Je ne préconise pas un retour au passé, mais un recours au passé. Nous devons nous inspirer de l’héritage de nos ancêtres. La réappropriation de notre identité endogène passe par cette démarche. (...)

Quel poids peut avoir le continent dans l’économie mondiale s’il est divisé, morcelé ? L’Afrique est le continent le plus riche en ressources naturelles dont a besoin l’ensemble de la planète. Comment voulez-vous que nous les défendions et que nous les échangions à leur juste prix si nous le faisons en ordre dispersé ? S’il y avait une autorité commune pour gérer par exemple les ressources pétrolières, l’Afrique aurait plus de poids sur la scène internationale. (...)

le colonisateur a fait disparaître des ensembles qui auraient pu servir de base à l’édification des Etats-Unis d’Afrique. Les Africains se sont laissés prendre au piège. (...)