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Résister à l’air du temps
Ce n’est pas tant Le Pen qui s’est normalisée que le normal qui s’est lepénisé
Article mis en ligne le 3 mai 2017

"Banalisation", "normalisation", "dédiabolisation"… Nombreux sont les termes employés pour décrire la trajectoire du FN depuis que Marine Le Pen a succédé à son père. Quel que soit le mot choisi, la thèse est à peu près la même : au cours des dix dernières années, le FN aurait adopté une stratégie de conquête de pouvoir passant par une "normalisation" de son image, en rupture avec l’héritage du "vieux" FN de Jean-Marie Le Pen.

Mon intention n’est pas ici de discuter de la pertinence de cette thèse [1], ni des débats qu’elle suscite, mais plutôt d’évoquer l’un des points aveugles de cette approche : à trop se focaliser sur la volonté lepéniste de se normaliser, on en oublie à quel point dans le même temps, et en réalité depuis beaucoup plus longtemps, c’est le normal qui s’est lepénisé.

En 2002 également, Sylvie Tissot et Pierre Tévanian signaient un remarquable Dictionnaire de la lepénisation des esprits [3], dans lequel étaient notamment analysées "la politisation, à partir de la fin des années 1980, de la question de l’immigration et la focalisation des débats politiques autour du "problème de l’immigration" [et] la montée en force, dans la seconde moitié des années 1990, des discours sécuritaires centrés sur les jeunes des classes populaires." [4]

Une "banalisation" du FN en somme, du fait de l’adoption de ses thèmes favoris par de plus en plus de responsables politiques, d’intellectuels et d’éditorialistes, et non en raison d’une quelconque stratégie volontariste de "dédiabolisation" venue du parti d’extrême-droite. Un phénomène qui permettait à Jean-Marie Le Pen de répéter à l’envi que tôt ou tard les électeurs et électrices préféreraient "l’original à la copie".

Des paroles et des actes

Depuis 2002, la focalisation sur l’immigration et sur les questions de "sécurité" n’a non seulement pas cessé, mais elle s’est considérablement aggravée. Et l’on a continué à assister à ce déplacement du discours dominant vers les thèmes favoris de l’extrême-droite, avec un basculement progressif que l’on pourrait schématiser ainsi : on a commencé par dire que le FN posait de bonnes questions mais apportait de mauvaises réponses, puis on a dit que le FN posait de bonnes questions mais que toutes ses réponses n’étaient pas bonnes, et enfin on a dit que le FN posait de bonnes questions et apportait beaucoup de bonnes réponses mais qu’il n’avait pas la capacité à les mettre en œuvre, contrairement à nous, gens responsables.

Et c’est ainsi que, de la loi anti-voile de 2004 aux expulsions de camps de Rroms, de la création d’un ministère de l’Identité nationale à la fermeture des frontières aux migrant-e-s, de la mise en place de l’état d’urgence, devenu état d’exception permanent, au renforcement des conditions de légitime défense pour la police, des arrêtés anti-burkini au développement exponentiel de la vidéosurveillance, de l’armement de la police municipale à la déchéance de nationalité [5]… les paroles sont devenues de plus en plus souvent des actes et la politique du FN a progressivement été appliquée [6]. (...)

L’immigration, l’insécurité… et le reste

C’est ainsi que le "mainstream" s’est modifié, que la frontière entre l’"acceptable" et l’"inacceptable" s’est déplacée, que nous avons été petit à petit accoutumé-e-s à une nouvelle normalité. Bref : c’est ainsi que le normal s’est progressivement lepénisé. Et l’on s’épargnera de faire ici la liste des outrances racistes, islamophobes et plus globalement réactionnaires, devenues tellement banales que c’est désormais l’antiracisme politique, la lutte contre l’islamophobie ou même les combats féministes qui semblent devoir être dénoncés comme des "dérapages".

Bien d’autres thèmes et propositions du FN ont été légitimés, en paroles et en actes, par les partis "républicains" et par les médias dominants : la restriction des libertés au nom de la sacro-sainte "sécurité" ; l’interdiction de réunions, de rassemblements, de manifestations… au nom de la sécurité de l’État ; la défense inconditionnelle de tous les agissements des "forces de l’ordre", et les campagnes calomnieuses contre celles et ceux qui dénoncent les violences policières ; la stigmatisation et le contournement des corps intermédiaires, notamment les syndicats, méprisés par un gouvernement prétendument "de gauche" ; les anathèmes contre les juges et la dépossession de la justice d’un nombre significatif de ses prérogatives, au profit de la police [8]…

Loin d’une simple stratégie de "normalisation" du FN, on a en réalité assisté (et l’on assiste encore) à un processus plus ancien, par lequel la lepénisation des esprits s’est accompagnée d’une lepénisation du réel, qui a elle-même renforcé la lepénisation des esprits, laquelle a renforcé le caractère "normal" de la lepénisation du réel, etc. Il fallait dès lors avoir la lucidité légendaire d’un Daniel Cohn-Bendit pour poser, au début de l’année 2017, le diagnostic suivant :

Comme si ce n’étaient pas les politiques et les discours fondés sur l’angoisse et la peur, et entretenant l’angoisse et la peur, qui avaient normalisé Marine Le Pen, et donné au passage du crédit à sa stratégie de "normalisation"… (...)

Il ne s’agit évidemment pas de dire ici que nous vivons déjà dans un État-FN, ni de relativiser, bien au contraire, la menace mortelle que constitue l’extrême-droite. Lorsque l’on étudie le programme et les pratiques de Marine Le Pen et de ses sbires, on mesure en effet que le pire est toujours possible. Mais à l’heure où certains continuent de produire des "analyses" sur la normalisation de Le Pen en ne voyant pas – ou en faisant semblant de ne pas voir – à quel point le normal a été lepénisé, et surtout à l’heure ou certains (parfois les mêmes), qui n’ont rien dit au cours des 15 dernières années, se croient autorisés à donner des leçons d’antifascisme à celles et ceux qui, à gauche, hésitent à voter Macron ou ont choisi de ne pas le faire, certaines pendules nécessitent d’être remises à l’heure. (...)

Lutter contre la menace fasciste, c’est lutter, d’une part, contre le FN, ses idées et leur banalisation et, d’autre part, contre les politiques grâce auxquelles l’extrême-droite se développe. Mais c’est aussi refuser de considérer comme « normale » une réalité devenue cauchemardesque et se battre, quoi que l’on décide de faire le 7 mai, pour réhabiliter la portée fondamentalement nécessaire, et donc réaliste, de l’utopie.