
Candide ou la meilleure des démocraties
par Eric Fassin
Après le tremblement de terre du 21 avril, les sages qui gouvernaient
le pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une
ruine totale que de donner au peuple un bel autodafé : il fut décidé
par le Parlement que le spectacle de personnes brûlées à petit feu,
en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre
de trembler.
En conséquence, on arrêta quelques mendiants dont le chien aboyait.
Des nomades furent mis aux fers, pour avoir planté leur tente dans un
jardin en friche. De jeunes hommes dont les ancêtres n’avaient point
élevé de cochons sur ces terres se réveillèrent au cachot : c’est
qu’on les avait surpris, sur le pas de leur porte, à parler fort.
Le clan des Adroits, alors au pouvoir, raisonnait le plus
raisonnablement du monde : "Ces coquins n’ont-ils pas abusé, qui du
droit de parole, par des jappements, qui du droit de se mouvoir
librement, en ne se mouvant point, et qui du droit de réunion, à
force de se réunir ?"
"Tout est pour le mieux dans la meilleure des démocraties, disait
Pangloss. Le bon peuple n’a-t-il pas naturellement, à défaut d’éviter
la misère ou la guerre, le désir d’être en sécurité ?"
"Mon bon maître, lui répondait Candide, cela est certain, mais le
mendiant, le nomade ou ce garçon à la peau mate n’ont-ils pas en
retour quelque raison de craindre pour leur sécurité ? Et
n’aimeraient-ils point, tout autant que ceux qui les pourchassent,
appartenir à ce peuple si éclairé pour jouir de la même quiétude ?"
"L’insécurité de quelques-uns fait la sécurité du plus grand nombre,
expliquait patiemment le philosophe. Les malheurs particuliers font
le bien général ; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers,
et plus tout est bien."
"Voilà qui est vrai, reconnaissait le disciple. Ainsi, plus on
embastillera de gens, plus le peuple sera libre."
Non loin d’eux, un groupe discutait à voix basse, l’air défait.
C’était le clan des Sinistres, qui, dans la coutume de ce pays,
s’opposait d’ordinaire aux Adroits. "Mes amis, que dites-vous ?"
demanda Pangloss. Nous ne parvenons pas à vous entendre."
L’un des Sinistres marmonna quelques mots incompréhensibles.
Intrigué, Candide s’approcha : "Avez-vous souffert des rigueurs de
l’hiver, que votre voix ne résonne plus ?"
Non sans embarras, l’homme endeuillé répondit alors : "Nous sommes la
voix du peuple, mais le peuple dans sa majorité soutient les Adroits
en tous points. Comment dès lors nous opposer à eux, comme le veut la
coutume, sans nous opposer au peuple ?"
Pangloss s’émerveillait : "Admirable démocratie, qui manifeste sa
liberté de parole en parlant ainsi d’une seule voix, sans nulle
discordance !
– Mais comment connaître, s’interrogeait Candide, la volonté du peuple ?
– C’est l’oracle, lui fut-il répondu, qui l’interprète pour nous en
fouillant des entrailles : notre foi est guidée par les doctes avis
du Grand Sondeur."
Tandis qu’on allumait le feu sur le bûcher, on entendit la plainte
d’une jeune femme dont la robe déchirée voilait mal les charmes
généreux : "Hélas ! quel mal une créature comme moi inflige-t-elle au
peuple viril alors même qu’elle l’accueille, du moins sa majorité, le
plus aimablement du monde ?"
Comme la belle égoïste, peu philosophe, hésitait à périr pour le bien
commun, le bourreau, un petit homme alerte et affable, lui expliqua
en disposant les fagots qu’on ne la sacrifiait que pour son bien :
c’était afin de mieux la protéger des bandits cruels qui lui
dérobaient ses gains.
L’ingrate gémissait pourtant, affirmant contre toute évidence n’être
pas plus en sécurité au milieu des flammes. Le bruit de leur échange
ne paraissait pas troubler deux sectes qui disputaient tout près avec
passion, sans parvenir à trancher un point délicat de théologie - à
savoir si leur soe¦ur, dont la chair commençait de crépiter, était
authentiquement libre ou bien véritablement esclave. Les seconds
refusaient de prêter attention à ses cris, tandis que les premiers
proposaient de s’en remettre à son opinion, une fois qu’elle aurait
brûlé.
Quant aux Sinistres, ils restaient interdits. Certains, dont la
douleur égarait la raison, songeaient même à punir le peuple pour sa o
coupable concupiscence. "Cette fois, je comprends, dit le naïf
Candide : le Grand Sondeur aura parlé, et ces jeunes personnes de
bonne volonté ne sont sacrifiées que pour complaire au dieu Majorité.
– Non point, avoua l’un d’eux, la mine piteuse : aux dires de
l’oracle, le peuple serait pris de pitié pour ces charmantes, sans
doute par gratitude."
"Les Sinistres ont donc quelque raison bien subtile pour ne plus
écouter le Grand Sondeur, s’étonna Candide, et risquer de déplaire au
peuple souverain ?"
"C’est au peuple riverain qu’ils obéissent aujourd’hui", intervint un
étranger de passage. "A force de parler bas, ils entendent mal."
"Cette démocratie souffre donc de compter dans ses rangs les
Sinistres les plus sourds du monde", s’inquiéta Candide.
"Il est vrai, répliqua l’étranger, mais aussi les Adroits les plus
habiles du monde : ces pompiers pyromanes n’ambitionnent pas tant
d’assurer au peuple la quiétude que d’attiser son inquiétude pour
mieux proposer ensuite d’en éteindre les flammes."
Un beau drapeau claquait au vent : l’harmonie de ses couleurs vives
convenait admirablement au spectacle et lui donnait une joyeuse
allure de fête. Quelques jeunes gens échauffés par l’ivresse se
mirent à rire, puis, lorsqu’une musique militaire se fit entendre,
certains se prirent à siffler. Aussitôt, une troupe de héros les pria
courtoisement de choisir ce qu’ils aimaient le mieux, de finir leurs
jours dans un appartement de trois pieds sur quatre, à l’abri du
soleil, ou d’aller verser leur sang impur dans les sables sans ombre
d’un désert lointain.
Ils eurent beau dire que les volontés sont libres, et qu’ils ne
voulaient ni l’un ni l’autre, il leur fallut faire un choix.
"Hélas ! soupirait Candide devant tant de malheurs, si c’est ici la
meilleure des démocraties possibles, que sont donc les autres ?"
Aussitôt, deux grands gaillards habillés de bleu se saisirent du
disciple, ainsi que du maître - l’un pour avoir parlé, l’autre pour
avoir écouté. La loi du pays interdisait en effet depuis peu qu’on
manquât de respect à l’autorité, c’est-à-dire à la liberté. Des sages
en avaient fort justement montré la raison nécessaire : l’autorité de
la démocratie supposait logiquement que la démocratie fût autoritaire.
"La liberté est à ce prix", opinaient nos philosophes en méditant la
cause de cet effet, tandis qu’un régiment les fessait en cadence, en
chantant à l’unisson les vertus du peuple.
C’est ainsi que, dans la meilleure des démocraties, l’on sauvait la démocratie.
Peu après, la terre trembla pourtant de nouveau avec un fracas épouvantable.
Eric Fassin est sociologue