
L’essayiste Pablo Stefanoni revient sur l’effondrement électoral du pouvoir sortant. Il décrit la désagrégation du capital politique qu’Evo Morales avait accumulé et les conséquences régionales de la bascule à droite du pays andin.
Si les secteurs conservateurs jubilaient dimanche soir à l’annonce des résultats des élections générales en Bolivie, il était frappant de constater la marginalité à laquelle a été renvoyé le Mouvement vers le socialisme (MAS). Après avoir obtenu la majorité absolue des suffrages pendant plusieurs scrutins d’affilée, y compris en 2020, il n’a même pas atteint la barre des 5 %.
L’essayiste Pablo Stefanoni a travaillé sur la dynamique du MAS, en publiant notamment, avec Hervé Do Alto, Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie (Raisons d’agir, 2008). Cet ancien directeur de l’édition bolivienne du Monde diplomatique, que nous avions reçu pour son dernier livre sur les « contre-cultures néoréactionnaires », décrit à Mediapart les étapes et les conséquences du déclin du « parti le plus puissant du dernier demi-siècle en Bolivie ». (...)
La guerre intestine entre les « évistes » (partisans d’Evo Morales), les « arcistes » (partisans du président Luis Arce Catacora) et les « androniquistes » (partisans du candidat à la présidence Andrónico Rodríguez) a été brutale et a contribué à l’autodestruction du mouvement. Le gouvernement a disqualifié Morales et lui a retiré le sigle du MAS par le biais d’une manœuvre judiciaire, tandis que Morales a tenté de bloquer le pays contre le gouvernement d’Arce.
Le jeune candidat Andrónico Rodríguez, relativement bien placé dans les sondages au début, est passé du statut de dauphin d’Evo Morales à celui de traître pour s’être présenté à la présidence sans son autorisation. C’est pourquoi Morales a appelé à l’annulation du vote. Attaquée par le gouvernement et par Morales, la candidature d’Andrónico Rodríguez s’est effondrée. (...)
Le leadership d’Evo Morales ne s’en est pas moins effondré. Les 18 % de votes nuls – qui ont largement répondu à son appel – montrent qu’il conserve une influence dans certains secteurs. Cependant, ce vote nul reflète également l’impuissance de Morales face à son inéligibilité. Il correspond aux 15 % de l’électorat qui lui vouent un soutien inconditionnel. Morales s’est retranché dans la région du Chapare, son bastion politique, pour éviter d’être arrêté dans une affaire de détournement de mineure réactivée par le gouvernement Arce.
Enfin, il y a la crise économique. Elle a fait oublier aux Boliviens la période de prospérité connue sous le nom de « miracle économique bolivien ». Les discours de type libéral ont commencé à séduire face aux problèmes du nationalisme économique du MAS. (...)
Les Boliviens se sont lassés de Morales et de ses efforts permanents pour se faire réélire. Le symbole « indigène » a perdu de son prestige et de son pouvoir narratif. Et la plurinationalité, très difficile à mettre en œuvre, s’est plutôt réduite à des questions symboliques. Il y a toutefois eu un véritable empowerment populaire, dont nous verrons les effets dans le nouveau cycle qui s’ouvre.
Avec le déclin du MAS, la Bolivie semble revenir à la décennie des années 1990 : crise économique, fragmentation politique, pactes entre les élites pour obtenir des majorités parlementaires sur fond de divisions de la gauche. (...)
Evo Morales a commencé à s’user après le référendum de 2016, lorsqu’il a perdu le vote sur la possibilité de faire un mandat supplémentaire, mais il a poursuivi son projet malgré tout. En 2019, il a été renversé par un soulèvement original, à la fois civique et policier. À la surprise générale, le MAS est revenu au pouvoir un an plus tard, lors du nouveau scrutin organisé, avec plus de 50 % des voix.
Ce n’est pas Morales qui est alors revenu, mais Luis Arce. C’est là qu’a commencé une guerre pour le contrôle du gouvernement et du MAS. Morales a toujours considéré Arce comme un candidat de transition qui devait faciliter son retour au pouvoir, mais celui-ci s’est entouré de sa propre clique et a finalement décidé de briguer un second mandat – avant de se retirer faute de soutien.
De nombreuses personnalités ont tenté de servir de médiateurs dans la crise du MAS – le président vénézuélien Nicolás Maduro, l’ancien président espagnol José Luis Rodríguez Zapatero, Raúl Castro et d’autres –, mais aucun n’y est parvenu.
La guerre interne s’est intensifiée, alimentée par une culture politique bolivienne marquée par le caudillisme. Par ailleurs, le MAS n’est pas un parti au sens strict du terme, mais une fédération complexe de syndicats et de mouvements sociaux. Au milieu de ces affrontements, le parti a subi un processus de décomposition politique accélérée. Morales a commencé à voir des traîtres partout, y compris parmi ses plus fidèles soutiens, comme son ancien vice-président Álvaro García Linera.
Il est frappant de constater que le parti le plus puissant du dernier demi-siècle en Bolivie a fini par imploser. Evo tente aujourd’hui de résister avec son nouveau mouvement EVO Pueblo, retranché dans des positions idéologiques bolivariennes, comme son soutien à Poutine et Maduro, qui ne trouvent écho que parmi ses partisans les plus radicaux. (...)
Le MAS est né de processus profonds tels que les « guerres » de l’eau et du gaz en Bolivie, mais il a également bénéficié d’un contexte régional de remise en question du néolibéralisme. Et il y a eu un leader, Evo Morales, le seul capable d’unifier la gauche et le bloc « populaire ». Aujourd’hui, ce contexte a disparu. Les gauches régionales au pouvoir manquent de dynamisme transformateur et plusieurs d’entre elles risquent de perdre les prochaines élections – au Chili, en Colombie et peut-être au Brésil.
Il est probable que le prochain gouvernement bolivien soit confronté à la nécessité d’imposer des programmes d’austérité sans disposer d’une majorité au Congrès ni de dirigeants capables de susciter une véritable adhésion populaire, ce qui pourrait alimenter de nouvelles vagues de contestation sociale.