
Jérôme Cahuzac a été mis en examen mardi dernier 2 avril pour blanchiment de fraude fiscale. Mais, d’après Bernard Cazeneuve, « ce n’est pas une affaire d’Etat, c’est un manquement grave de la part d’un homme ». Le nouveau ministre du Budget semble ainsi considérer que son prédécesseur était un contribuable comme les autres, un fraudeur anonyme en quelque sorte. De toutes façons, le gouvernement ne savait pas, ne voulait pas savoir, faisait confiance, et ne peut être tenu pour responsable des fautes commises par un dissimulateur et un parjure.
« En ce qui concerne le fonctionnement du gouvernement, il n’y a pas de décisions à prendre. Cela laisserait penser qu’il avait quelque chose à voir avec l’affaire en question », renchérit François Hollande. Ni responsable, ni coupable . . . On connaît le refrain : « c’est la faute à Rousseau », « c’est la faute à Voltaire » .
Et pourtant, cet accident de parcours était prévisible, probable, résultant d’une loi des grands nombres qui prend aussi des allures, dans notre république irréprochable et exemplaire, de « loi des séries ».
L’affaire « Cahuzac » est le résultat d’une « conduite à risques » de la part de nos dirigeants politiques et des partis de gouvernement qui multiplient depuis des années les liaisons dangereuses, s’exposent de plus en plus à des tentations coupables et se mettent ainsi en situation de faillir. Sous la pression du libéralisme, la frontière (qui n’a jamais été une muraille infranchissable) entre le public et le privé s’estompe, devient de plus en plus floue, de plus en plus poreuse. Les missions de service public sont fréquemment déléguées à des entreprises privées et le climat est propice à un affairisme de mauvais aloi entre le grand patronat et la haute fonction publique. Les conflits d’intérêts, les collusions sont inévitables au sein de cette petite oligarchie issue des mêmes écoles, des mêmes milieux, et qui s’échange les postes de dirigeants. L’argent, le niveau de rémunération, sont des étalons unanimement reconnus de réussite sociale et de puissants émollients pour adoucir les éventuels tourments du haut fonctionnaire converti au privé, mais qui demeurera naturellement « attaché au service public ». Et pour peu que l’on embrasse une carrière politique, des allers et retours sont possibles entre le secteur privé et l’administration de l’Etat. L’enrichissement personnel ne tarde pas et il faut alors trouver des solutions pour éviter des taux de prélèvements confiscatoires ; pour échapper à l’enfer fiscal, le paradis fiscal n’est jamais très loin pour des hommes et des capitaux qui se déplacent facilement. Jérôme Cahuzac, ministre socialiste, est un ministre déchu, « dévasté », mais il est surtout révélateur de son époque et des mœurs dissolues de la puissance publique. Ce n’est pas un coupable isolé.
Même si l’on admet - avec beaucoup de perplexité - que François Hollande et Jean-Marc Ayrault aient été les seuls, enfermés dans leurs tours d’ivoire, à ne pas être informés de l’existence du compte en Suisse ouvert par Jérôme Cahuzac (un secret de polichinelle paraît-il), il est malgré tout difficile pour le pouvoir de s’exonérer de toute responsabilité. Le Président et son Premier ministre nomment les membres de l’équipe gouvernementale et Jérôme Cahuzac n’avait pas vraiment le profil d’un ministre du budget d’une république prétendument exemplaire (de même que Manuel Valls, dans un autre registre, n’a pas non plus le profil pour occuper le poste de ministre de l’Intérieur dans un gouvernement de gauche) : sans être un handicap absolu, son parcours ne plaidait pas en sa faveur. Comment personnifier la défense de l’intérêt général, à la tête d’un ministère qui arbitre entre les différentes administrations de l’Etat, quand on a pratiqué le pantouflage, ce prolongement de carrière si répandu désormais dans la haute administration et qui consiste, après un passage plus ou moins long dans le public, à faire fructifier ses relations, nouées dans les cercles du pouvoir ? Comment incarner la probité et la rigueur quand on peut passer sans aucun scrupule du cabinet de Claude Evin, Ministre de la Santé, à une activité de consultant pour le compte de laboratoires pharmaceutiques ? Ces questions sont peut-être venues à l’esprit de François Hollande mais le Président a choisi de les ignorer par esprit clanique : Jérôme Cahuzac était un compagnon de route et un homme capable de défendre avec conviction - et rétrospectivement avec un cynisme extrême - une ligne politique qui impose une extrême rigueur aux salariés et aux finances publiques tandis qu’une petite minorité continue à mener grand train et à exiger plus de flexibilité. A l’aune d’une telle politique, c’était effectivement l’homme de la situation.
Aujourd’hui, sa famille politique le renie mais elle ne peut éviter un opprobre plus global. Ce gouvernement n’est pas pire que le précédent et la justice y est sans doute plus libre, mais c’est un gouvernement « socialiste » qui avait promis de s’attaquer au monde de la finance ; il déçoit encore, dans un contexte de rigueur drastique pour les simples citoyens, alors que les socialistes ont déjà beaucoup et à de très nombreuses reprises déçu. François Hollande et son équipe sont aujourd’hui redevables du passif de toute une vie publique marquée par des scandales à répétition. II y a là sans doute une forme d’injustice car, de ce point de vue, le quinquennat de Sarkozy aura sans doute marqué l’apogée pitoyable de la Vème République, mais qui peut vraiment les plaindre ?
L’affaire « Cahuzac » est une pédagogie de choc.
Le ministre du budget est un fraudeur et les médias « découvrent » les paradis fiscaux et l’évasion fiscale. Les journalistes, jusque- là si dociles et si complaisants, se mettent à suivre le mouton noir Médiapart et certains « francs-tireurs » ; le troupeau se transforme en meute. Derrière l’arbre « Cahuzac », le contribuable moyen, celui qui acquitte chaque année ses impôts jusqu’au moindre centime, découvre l’ampleur d’un maquis qui reste difficilement pénétrable mais qui commence à lâcher quelques- uns de ses secrets. Avec Antoine Peillon, grand reporter au journal La Croix, star médiatique du moment avec Edwy Plenel, on « enquête au cœur de l’évasion fiscale » ; des chiffres sont avancés, les dommages sont évalués : 600 milliards d’avoirs français dissimulés au fisc dans des paradis fiscaux, un manque à gagner de 50 milliards par an pour le budget de l’Etat. Le citoyen ordinaire découvre subitement l’extraordinaire réalité, l’ampleur d’un système organisé, la faillite publique délibérément provoquée. La question devient sérieuse, ce n’est pas uniquement un sujet « people » qui concerne quelques stars du football ou du cinéma.
Le vacarme médiatique succède au silence mais il reste encore trop anecdotique, trop centré sur la faute, sur la déchéance personnelle d’un ministre ; les mises en perspective sont rares. Et, étrangement, les micros se tendent pour recueillir, accepter, avaliser, l’indignation insupportable des responsables de l’UMP tandis que l’on dénonce les dangers du populisme et du « poujadisme de gauche ». Et l’on écoute les déclarations solennelles et opportunistes du Président, des mots déjà entendus, des formules ressassées, déjà dépassées : république exemplaire, déclaration de patrimoine, lutte contre les conflits d’intérêts, inéligibilité,. . .
Et l’on se prend à douter de la possibilité d’un quelconque changement, d’un quelconque infléchissement.
Tout continuera-t-il dans « le meilleur des mondes possibles » ?
Jean-Luc Gasnier