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Breyten Breytenbach : « On n’a pas nettoyé les caves de l’Histoire ! »
Article mis en ligne le 25 août 2016
dernière modification le 13 août 2016

(...) ’écrivain et peintre sud-africain, rappelons-le, passa sept années sous les barreaux pour s’être engagé contre le régime de l’apartheid, en tant que fondateur de l’Okhela, branche blanche au service de l’ANC, le mouvement de Mandela. (...)

Les symboles du nationalisme ne m’évoquent pas grand-chose, même si, bien sûr, de temps à autre, tous les drapeaux ne se valent pas : certains, à certains moments historiques, sont porteurs d’une autre charge émotionnelle – à une époque, les drapeaux cubain ou vietnamien avaient un certain sens, celui de l’insurrection et de la révolte. Je suis souvent allé aux États-Unis (j’y ai enseigné douze ans) et j’ai pu constater à quel point les Noirs continuent d’être en bas de l’échelle. Ils sont les plus démunis et les plus déstructurés, notamment au niveau familial. On ne compte plus le nombre d’hommes qui errent dans la rue et de familles monoparentales ; on sait tous les chiffres des jeunes Noirs en taule : c’est un problème d’ordre politique, social et économique. (...)

comment se fait-il, après toutes ces années, tout ce passif historique, que l’on n’arrive toujours pas à faire vivre ensemble les communautés noires et blanches, en Amérique ? Nous vivons quelque chose d’assez similaire en Afrique du Sud. Il y a une mémoire qui se transmet de génération en génération (elle peut du reste être manipulée : on sait que tous les Français ont été des résistants durant l’Occupation...) et la mémoire de l’esclavage, celle de l’humiliation et de l’injustice, n’a jamais été pansée. Il va falloir réfléchir encore à cela, et le faire hors des sentiers définis. (...)

Toutes ces tensions s’accentuent évidemment en cas de crises économiques : une très grande part de la population, toutes couleurs confondues, se sent laissée pour compte — et des facteurs qui, d’ordinaire, peuvent être secondaires s’aiguisent et deviennent prioritaires. Mais il est impensable, pour bien des Américains, d’imaginer qu’il puisse exister autre chose que le marché libre et le système capitaliste : lorsque je demandais à mes étudiants s’ils pensaient qu’il était possible d’entrevoir un autre cadre, ils étaient désemparés. C’est une pensée unique qu’ils prennent pour un espace de liberté. On considère les socialistes comme des marginaux, des petits fous, des ringards nostalgiques ou des toqués. La masse des gens, aux États-Unis, est profondément dépolitisée : il n’y a pas de possibilités de se confronter à d’autres pensées. Ça n’existe pas. (...)

En Afrique du Sud, abolir les lois racistes et démanteler le système d’apartheid fut un véritable progrès, il n’y a rien à redire là-dessus. Permettre aux gens qui étaient exclus des décisions et des processus nationaux de ne plus l’être, c’est un progrès. Abolir la peine de mort et permettre, au moins formellement, l’égalité entre les hommes et les femmes, il n’y a bien sûr pas à revenir là-dessus. Mais on a commencé à faire passer pour progrès ce qui ne l’était pas. Certaines aliénations profondes ont été vues et décrétées comme tel : un progrès, le fait que la planète entière s’habille de la même façon ?, que chacun partage les mêmes valeurs de consommateurs, que l’on est « citoyen du monde » au prétexte que l’on baragouine quelques mots d’anglais ? Non, en rien. Chaque jour passant, nous touchons de moins en moins la texture même de la vie politique : les décisions sont prises à des niveaux qui ne nous concernent plus. Est-ce un progrès ? Pas du tout. Est-ce que la dépolitisation générale en est un ?