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Le Monde
Arundhati Roy : « En Inde, le confinement le plus gigantesque et le plus punitif de la planète »
Article mis en ligne le 8 avril 2020

Tribune. Qui peut utiliser aujourd’hui l’expression « devenu viral » sans l’ombre d’un frisson ? Qui peut encore regarder un objet – poignée de porte, carton d’emballage, cabas rempli de légumes – sans l’imaginer grouillant de ces blobs invisibles, ni morts ni vivants, pourvus de ventouses prêtes à s’agripper à nos poumons ? Qui peut penser embrasser un étranger, sauter dans un bus, envoyer son enfant à l’école sans éprouver de la peur ? Ou envisager un plaisir ordinaire sans peser le risque dont il s’accompagne ?

A l’heure où j’écris, le nombre de cas détectés dans le monde frôle dangereusement le million. Près de 50 000 personnes sont décédées de la maladie. Des projections suggèrent qu’elles seront des centaines de milliers, peut-être plus. Le virus s’est déplacé librement le long des voies du commerce et du capital mondialisés, et la terrible maladie qu’il a propagée dans son sillage a confiné les humains à l’intérieur de leurs frontières, de leurs villes et de leurs foyers. (...)

Contrairement au flux du capital, ce virus ne cherche pas le profit, mais la prolifération. Ce faisant, il a renversé par inadvertance, dans une certaine mesure, le sens du courant. Il se joue des contrôles d’immigration, de la biométrie, de la surveillance numérique et de toute sorte d’analyse de données. Il a frappé le plus durement – jusqu’ici, du moins – les nations les plus riches et les plus puissantes, forçant le moteur du capitalisme à un arrêt brutal. Temporaire, peut-être, mais assez long pour que nous puissions soumettre les composants du système à l’examen et en dresser une évaluation avant de décider si nous voulons contribuer à sa réparation ou en chercher un meilleur.Les mandarins qui gèrent l’épidémie aiment à parler de guerre. Ils font même du terme un usage littéral et non métaphorique. Pourtant, s’il s’agissait réellement de guerre, qui mieux que les Etats-Unis y eût été préparé ? Si, au lieu de masques et de gants, leurs soldats avaient eu besoin de bombes surpuissantes, de sous-marins, d’avions de chasse et de têtes nucléaires, aurait-on assisté à une pénurie ? (...)

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En Inde, le confinement général accueilli dans la confusion
Depuis mardi 24 mars minuit, l’Inde est intégralement verrouillée. 1,3 milliard d’habitants sont confinés chez eux pour vingt et un jours. Le premier ministre, Narendra Modi, avait annoncé cette décision quelques heures plus tôt dans un discours télévisé à la nation, demandant que « chaque quartier, chaque ruelle, chaque village » soit cloîtré. « Vous devez oublier ce que sortir veut dire. La seule manière de nous protéger c’est de ne pas sortir de chez nous quoi qu’il arrive », a t-il répété plusieurs fois, avant d’avertir « un seul pas en dehors de chez vous peut ramener la grave maladie du coronavirus dans votre foyer ». Narendra Modi a précisé que le gouvernement débloquait l’équivalent de 1,83 milliard d’euros supplémentaires pour les services de santé. (...)

Le chef du gouvernement a agi de manière graduelle, sans doute trop, alors que l’épidémie a progressé relativement lentement pendant plusieurs semaines dans le deuxième pays le plus peuplé de la planète. Il a d’abord fermé les frontières extérieures en interdisant les vols commerciaux internationaux en provenance des pays infectés et en traquant les passagers. Mais il n’a pas organisé une campagne de tests, l’une des clés de la réussite contre la propagation du coronavirus, et il a maintenu les vols intérieurs. Devant la progression constante des cas de contamination, il s’est résolu à proposer, dimanche 22 mars, un « couvre-feu du peuple », une sorte de répétition générale. Beaucoup de citoyens ont continué à sortir et à se rassembler, inconscients des risques. (...)

Cette gradation des mesures a sans doute préparé les esprits, mais elle a eu pour effet d’entraîner une importante migration. Les urbains ont pris d’assaut les derniers moyens de transport disponibles, s’agglutinant dans les gares, les aéroports, les stations de bus, nourrissant la chaîne de transmission pour regagner leur village. Le 23 mars, les vingt-huit Etats et les huit territoires de l’Union avaient alors imposé un confinement partiel ou total de manière disparate. (...)

L’Inde ne dépiste pratiquement pas, et surtout la moitié de la population vit dans des conditions précaires ou isolées.