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Non-Fiction
Actuel Moyen Âge : De la culture du cheval à l’idéologie de la bagnole
Article mis en ligne le 28 mars 2018

La piétonisation des voies sur berge parisiennes a encore défrayé la chronique... Si le Moyen Âge était fou de cheval, nous sommes fous de voitures : un marqueur social pas si éloigné finalement.

Le mois dernier, les Parisiens ont suivi le dernier rebondissement du grand match des voies sur berge : est-ce que ces trois km qui courent le long de la Seine ‒ sûrement parmi les trois plus beaux kilomètres du monde en termes d’architecture soit dit en passant ‒ doivent appartenir aux voitures ou aux piétons ? La piétonisation a été bloquée parce que les bénéfices en termes de non-pollution étaient jugés insuffisants (oui, trois kilomètres…). Mais est-ce vraiment là que le débat se joue ? Ces trois kilomètres ne sont-ils pas une vitrine pour un problème plus large : celui de nos modes de transport ?

Quand les chevaux nous collaient aux yeux

Alors même que les petites lignes de la SNCF sont directement menacées, si on prenait le temps de se demander comment la suprématie de la voiture s’est imposée, économiquement et culturellement ? Les modes de transport changent selon les époques : au règne de la bagnole précède le règne du cheval, bien plus long et moins problématique. Et pourtant quelques ressemblances existent…

Vous rappelez-vous d’une des premières scènes du Nom de la Rose, lorsque le franciscain aguerri Guillaume de Baskerville et son jeune élève Adso arrivent à l’abbaye où ils devront mener l’enquête ? Alors qu’ils gravissent lentement le chemin enneigé, Guillaume de Baskerville croise une troupe de serviteurs envoyés sur les traces du cheval de l’abbé qui s’est enfui. Ayant repéré quelques marques sur les arbres, il est capable de leur donner la direction qu’a pris la bête. Et comme il est cabotin, il ajoute une description assez précise du cheval. Il devine la couleur de sa robe, mais se prononce aussi sur la forme de sa tête, l’expression de ses yeux, ou encore la taille de ses oreilles… Le jeune Adso est émerveillé : comment a-t-il pu deviner tant de détail sans même voir le cheval ?

Pas très difficile, explique son maître à Adso : il a juste repris la description du cheval parfait telle que les encyclopédies médiévales la répètent à l’envie. L’abbé est riche, cultivé, empreint de ces textes : il est impossible qu’il voit son propre cheval autrement.

Les fous du cheval

Et de fait, il a raison. Depuis Isidore de Séville, au VIIe siècle, jusqu’au fleurissement des encyclopédies au tournant des XIIe et XIIIe siècles, le type du beau cheval a peu changé. Il a la peau collée de près à la tête, les yeux grands, les oreilles petites et inclinées, etc… Ces images sont tellement évidentes dans la culture des élites qu’elles finissent par se superposer à leur regard. On ne voit pas les chevaux tels qu’ils sont : ils collent tellement aux yeux qu’on les voit à travers leur représentation idéale. (...)

Et si on devait abandonner les chevaux ?

Qui en est privé est alors fondamentalement diminué. Si vous avez du mal à comprendre pourquoi Lancelot hésite à monter dans la charrette pour aller sauver Guenièvre, imaginez un conducteur de décapotable soudain obligé de prendre le RER : c’est à ce genre de déclassement qu’il doit se confronter. Pour Lancelot, c’est pire, il doit monter dans la charrette d’infamie, qui transporte les criminels... mais heureusement, il le fait par amour.

Parfois le chevalier doit aussi monter sur un mauvais cheval, mais le ridicule n’en est pas moindre. (...)

les chevaux finissent par être si assimilés à l’identité des chevaliers, qu’ils sont désormais genrés et typés : un chevalier ne monte pas sur une jument, ni sur un vieux cheval. Chacun a son modèle, de même que certaines voitures aujourd’hui sont familiales, sportives ou urbaines…

Qui veut monter dans la charrette ?

La classification des chevaux n’empêche d’ailleurs pas les fringants chevaliers de caracoler en ville avec leur destrier de combat. Rien ne leur interdit, pas plus que rien n’interdit aux quatre-quatre de rouler en ville aujourd’hui. (...)

Bien sûr tous ces chevaux ont un prix : il faut les nourrir, les soigner : c’est du temps et de l’argent. Mais ils sont si essentiels dans le système culturel de l’époque, que personne ne penserait à faire le calcul cout/bénéfice. Pour les voitures, ce calcul a été fait : malgré le temps qu’elles nous font gagner, elles sont en fait bien peu rentables si on compte le temps que l’on passe à travailler pour payer l’essence, l’assurance et les réparations. À condition ‒ et c’est là que tout se joue ‒ que les transports en commun fonctionnent bien, desservent tous les espaces, conservent les plus petites lignes, etc…

En fait, ce qui nous lie aux voitures, ce n’est pas qu’un bénéfice économique, c’est aussi un bénéfice social : une culture de la bagnole qui nous colle autant aux yeux que les descriptions des beaux chevaux des encyclopédies collent aux yeux de l’abbé du Nom de la Rose. (...)

Alors plutôt que de se battre pour les voitures, battons-nous pour des transports qui roulent, et qui roulent partout !