
Malgré un record de contaminations en Seine-Saint-Denis, une baisse des malades graves du Covid semble se dessiner dans le service de réanimation de l’hôpital de Saint-Denis. Dans cette cinquième vague, celle des non-vaccinés, les personnels soignants ont multiplié les heures supplémentaires, au risque d’un épuisement général.
Il y a presque deux ans, le Covid entrait par effraction à l’hôpital de Saint-Denis : « Quand je pense à ce qu’on a vécu, je n’en reviens toujours pas. On a cru ne pas y arriver. Ce fut un traumatisme, toujours pas réglé », dit Daniel Da Silva, chef du service de réanimation.
Vingt-trois mois et 130 000 morts plus tard, la maladie est la même, mais l’atmosphère est tout autre. Les masques FFP2, les surblouses sont toujours là, mais enfilés avec un professionnalisme tranquille, presque sans y penser. (...)
C’est une légèreté de façade, pour s’extraire d’une réalité poisseuse. Si la population est lassée, les personnels hospitaliers le sont au centuple. « On vit en Covidie, dans un tunnel dont ne voit pas le bout. En Covidie, on ne peut pas prévoir, on vit au jour le jour », dit le chef de service.
Plus qu’un autre, l’hôpital de Saint-Denis était sur un fil ces deux dernières semaines. Celle du 10 janvier, les malades du Covid affluaient aux urgences. Aux 18 lits habituels de réanimation et de soins critiques étaient ajoutés quatre lits supplémentaires. Le moindre lit libéré était occupé dans la demi-journée. Les possibilités de transferts de malades sur les autres hôpitaux étaient très limitées.
Dans le même temps, le nombre des contaminations atteignait des sommets : plus de 4 183 cas positifs pour 100 000 habitants le 10 janvier en Seine-Saint-Denis. Autrement dit, ce jour-là, 4 % de la population du département était testée positive.
Le scénario d’un nouveau débordement de l’hôpital paraissait très crédible. Mais c’est l’inverse qui se dessine, une accalmie. Le docteur Da Silva ne veut pas tout à fait y croire, mais les chiffres sont là : depuis mardi 18 janvier, il constate « une baisse des entrées des malades les plus graves en réanimation. Nous sommes moins sollicités ». (...)
« Parmi les non-vaccinés, il n’y a pas que des anti-vaccins, analyse-t-il. Il y a aussi beaucoup de gens mal informés. Les ressorts sont complexes, il y a de l’irrationnel. Mais quand je vois certaines manifestations, les discours proférés, cette haine que les gens ont en eux, je la prends contre moi. On a été applaudis un temps. Puis on a eu le sentiment d’être méprisés, quand il a fallu convaincre sur le vaccin. »
« Nous nous sommes posé la question : est-ce que les non-vaccinés ont droit au même niveau de soins ? Notre réponse est oui, évidemment. » Daniel Da Silva, chef du service de réanimation (...)
À Saint-Denis, tous les malades de réanimation peuvent être visités jour et nuit, sur présentation du passe sanitaire, qui comprend toujours un test négatif ou un certificat de rétablissement.
« On ne lâche pas sur les visites, explique la psychologue du service Sara Piazza, également présidente du comité d’éthique de l’hôpital, et à ce titre membre de sa cellule de crise Covid. Il ne faut pas que se normalise l’idée que l’hôpital, à cause du Covid ou du manque de personnel, peut restreindre les horaires de visite. Accueillir, parler, écouter, cela prend du temps, mais cela fait partie de notre fonction. »
Avec les familles, Sara Piazza ne parle jamais du vaccin : « Est-ce que c’est mon rôle ? J’estime que c’est beaucoup trop violent psychiquement. Ces deux derniers mois, on assiste à une nouvelle vague de décès, certaines familles vivent des catastrophes en chaîne, avec parfois plusieurs morts du Covid. » (...)
« Ceux qui viennent travailler positifs, on ne les a pas forcés, c’est leur choix. C’est ubuesque, mais on doit assurer le service public ». Jérôme Daudé, cadre du service de réanimation (...)
Le cadre, qui gère l’équipe paramédicale, jongle avec les arrêts du personnel testé positif ou bloqué à la maison par des enfants positifs, contacts, dont la classe est fermé. Pour maintenir ouverts les 18 lits de réanimation et les quatre lits de soins critiques supplémentaires, il ne peut jouer que sur les heures supplémentaires. La réanimation n’a, cette fois, aucun soutien extérieur : « Dans 98 % des cas, nous nous autoremplaçons », explique le cadre.
À la demande du gouvernement, l’hôpital y met le prix : au cours de cette cinquième vague, les heures supplémentaires sont déplafonnées, revalorisées à 100 % et en partie défiscalisées. Autour du poste de soins, au moment du changement d’équipe en début de soirée, des infirmières et des infirmiers échangent sur leur salaire, qui peut atteindre 3 000 euros par mois grâce aux heures supplémentaires, sur les meubles à s’offrir, l’appartement à louer, les impôts pas anticipés. (...)
3 000 euros brut par mois, c’est aujourd’hui le tarif des infirmières et des infirmiers, sur le marché de l’emploi en Île-de-France : depuis le 17 janvier, l’Agence régionale de santé offre à ce prix des CDD de six à neuf mois aux intérimaires pour « combler les postes vacants » dans les établissements de santé de la région. S’y ajoute une prime exceptionnelle de 4 000 euros pour un contrat de six mois, de 7 000 euros pour un contrat de neuf mois.
Le gouvernement devra s’y faire : le Ségur de la santé, avec ses 183 euros net par mois et ses nouvelles grilles tarifaires, est donc largement périmé.
Au jeu de l’offre et de la demande qui règne désormais à l’hôpital, il y a des gagnants et des perdants. Les aides-soignantes et les aides-soignants du service de réanimation ont déposé un préavis de grève, à compter de mardi 25 janvier, pour obtenir la même prime de 100 euros mensuels accordée, au niveau national, aux seules infirmières et infirmiers des soins critiques.
Dans la crise du Covid, les cadres de santé, souvent des infirmières ou des infirmiers montés en grade pour encadrer les équipes, sont particulièrement malmené·es (...)
Parmi les perdant·es, il y a donc toutes celles et ceux qui restent fidèles à leur poste, à l’hôpital public, comme Jérôme Daudé et ses 24 ans à l’hôpital : « Dans toute ma carrière, j’ai pris cinq jours d’arrêt maladie, quand j’ai attrapé le Covid en octobre 2020. Avec le jour de carence, j’ai perdu 150 euros sur ma fiche de paie. Je ne l’ai toujours digéré. » Il balaie d’un revers de main les « deux primes accordées ces deux dernières années ».
Pour lui, tout s’est déréglé avec le tournant gestionnaire de l’hôpital, pris en 2008 avec « la mise en place de la tarification à l’activité. À partir de là, nos salaires ont été gelés. À partir de 2012-2014, le recrutement est devenu plus difficile, le personnel a commencé à partir ».
Le directeur général adjoint de l’hôpital, Yohann Mourier, confirme le recours massif aux heures supplémentaires : « Normalement limitées à 15 heures par mois, elles ont été déplafonnées, et leur tarif doublé. »
Seulement, ces dépenses supplémentaires, décidées par le gouvernement, avancées par l’hôpital, n’ont toujours pas été compensées par l’État ou l’assurance maladie. La situation financière de l’hôpital est désormais « un peu critique, reconnaît le directeur adjoint, chargé des finances (...)
Mais ce que craint avant tout la direction, « ce sont les arrêts liés à la vague Omicron et l’épuisement du personnel, un épuisement post-crise », après cette vague de Covid.
Le scénario est connu, il s’est déroulé aux urgences pédiatriques de l’hôpital tout au début du mois janvier. « L’épidémie de bronchiolite a démarré tôt, début octobre, avec un surcroît d’activité de + 30%, raconte le directeur. L’équipe n’a pas pu être renforcée, car les compétences sont rares en pédiatrie. » En multipliant les heures supplémentaires, « l’équipe est allée au bout de son effort. Quand l’activité a commencé à baisser, elle a craqué, avec des arrêts maladie en cascade ».
« Comme en plongée sous-marine, les accident surviennent à la décompression. Quand tout cela va s’arrêter, cela va faire du grabuge », prévient lui aussi le docteur Yacine Tandjajoui. (...)
« Le quotidien de la France, c’est cette pandémie et son hôpital qui va mal. Comment, par le diable, l’hôpital n’est-il pas le sujet numéro 1 de la campagne ? Parce qu’on est bonne poire, nous, les soignants ? Parce qu’on ne peut pas vraiment se mettre en grève et paralyser le pays ? Les personnels sont héroïques, mais tout s’effrite. On voit partir des gens qui ont toujours été fidèles. »