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Mediapart
À l’hôpital de Grenoble : « Est-ce qu’il faut laisser tomber les gens pour mieux les aider ? »
Article mis en ligne le 2 janvier 2022

À Grenoble, de nombreux médecins alertent la population sur une « situation de crise jamais connue », dont le Covid n’est que le révélateur. Dans le département, certaines nuits, trois des huit services d’urgences sont fermés. Les médecins fuient des conditions de travail devenues trop difficiles. Le système tient grâce au recours aux heures supplémentaires.

« Longtemps, on s’est sentis coupables de ne plus y arriver, explique le docteur François Pinchart, chef du service des urgences de Voiron, dans l’Isère. La fréquentation de nos urgences n’a cessé d’augmenter, et le nombre de médecins de diminuer. Aujourd’hui, on est huit médecins quand on devrait être 20. On assume désormais de fermer les nuits où l’équipe n’est pas en nombre. Pour ne pas dégoûter les médecins qui restent, et faire encore de la médecine de qualité. Les héros, ça ne sert à rien. On est lessivés par ce qu’on vit depuis dix ans. On ne peut pas être des forçats. »

Depuis début novembre, les urgences de cette ville de 20 00 habitants, qui voient passer 30 000 patients par an, ferment régulièrement certaines nuits. L’alerte sur le manque de médecins a été lancée par le corps médical cet été. S’est ensuivi un bras de fer entre le personnel des urgences et la direction de l’hôpital, commune avec celle du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Grenoble.

« Ils ne voulaient pas fermer, pour maintenir l’offre de soins, et probablement parce que la fermeture des urgences, cela se voit et cela se sait, analyse le chef de service. Les directions ont pris l’habitude de tirer sur la corde, de jouer sur notre sentiment de culpabilité. » 

Si à Voiron, le rideau des urgences est désormais fermé certaines nuits, un médecin reste en poste pour prendre en charge les urgences vitales. Et le SMUR, le véhicule du SAMU, continue lui de fonctionner. « Si un patient a besoin d’une suture dans la nuit, il est envoyé dans un autre service d’urgences », précise François Pinchart. 

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Seulement, dans le sud de l’Isère, pour un bassin de population de plus de 500 000 habitants, seules les urgences du CHU de Grenoble assurent désormais la continuité des soins jour et nuit. Car sur la ville, les deux autres services d’urgences, celui du Groupe hospitalier mutualiste et celui de la clinique des Cèdres, sont eux aussi régulièrement fermés la nuit, et même certaines journées.

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Le docteur Pinchart n’est plus seul à tirer les conséquences de la crise profonde de l’hôpital : 112 urgentistes du département ont signé, le 22 décembre, une tribune dans Le Dauphiné libéré, « pour informer la population sur une situation de crise jamais connue dans le système hospitalier français ».

Et le Covid n’est à leurs yeux qu’un gros grain de sable, « le révélateur d’une situation de crise présente depuis des années en raison du déficit en soignants et de lits d’hospitalisation ».

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Ambre Adrien, infirmière aux urgences de Grenoble, raconte, elle, « une journée avec 110 patients dans les urgences, avec la peur au ventre d’en perdre un. On garde les gens jusqu’à 6 jours sur des brancards. Ce n’est pas approprié, c’est dangereux pour eux : cela augmente de voir leurs maladies s’aggraver, leur mortalité, c’est prouvé ».

Parce qu’il n’y a que très peu de lits d’hospitalisation à l’hôpital, les patients stagnent aux urgences, dans le service d’hospitalisation de courte durée et, au-delà, dans les couloirs, sur des brancards.

« Ces patients, il faut leur trouver des lits, les surveiller. Et il faut aussi s’occuper des nouvelles arrivées. Alors que 30 % des postes de médecins sont vacants : nous sommes 38 au lieu de 50. Ces conditions de travail font fuir les médecins », explique le docteur Blancher.

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en moyenne 10,1 % des personnels sont absents, en arrêt maladie, congé maternité, suite à un accident du travail, etc.

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Selon le syndicat CGT, 200 lits, sur les 2 200 du CHU, sont actuellement fermés. La direction n’en compte, elle, que 80, mais sans intégrer dans son calcul les unités de soins de longue durée, de soins de suite et de réadaptation et les lits d’Ehpad. Selon Élisabeth Guillemain, déléguée CGT, ce sont justement les lits dédiés aux personnes âgées qui sont le plus touchés par les fermetures.

Ces fermetures de lits par manque de personnel ne font qu’aggraver une politique longuement planifiée de diminution du parc hospitalier depuis une dizaine d’années. 

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Ces fermetures de lits par manque de personnel ne font qu’aggraver une politique longuement planifiée de diminution du parc hospitalier depuis une dizaine d’années. « On a fermé trop de lits à l’hôpital, il y a désormais une inadéquation entre le nombre de lits d’hôpitaux en France et les besoins d’une populations de plus en plus âgée, analyse le docteur Pinchart. Cela rend plus difficiles encore nos conditions de travail et cela fait fuir les soignants. Est-ce que c’était voulu, anticipé, pour en finir avec l’hôpital public ? On finit par se poser la question. Mais je ne crois pas que ceux qui nous gouvernent soient ainsi capables de plans à long terme. »

Il y a bien désormais en France une médecine à deux vitesses, celle des riches et celle des pauvres. 

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Le docteur Blancher s’explique : « Nous prenons très bien en charge 20 % des patients, correctement 50 % d’entre eux, et pour les 30 % qui restent, nous prenons des risques, nous faisons du triage, dans une logique de catastrophe, en regardant d’un peu loin la situation, en renvoyant des gens chez eux, alors qu’ils seraient mieux à l’hôpital. Nous ne sommes plus rigoureux, parce qu’on ne peut plus l’être. »

Deux urgentistes, dans l’attente de leur titularisation, vident leur sac, de manière anonyme, par crainte des conséquences sur leur carrière : « La direction nous demande de ne pas parler, pour ne pas nuire à la réputation de l’hôpital. Mais jusqu’à quand on doit accepter les choses ? À quel moment, on cautionne en acceptant les choses ? On travaille tous les jours dans le marasme, avec la sensation d’avoir mal fait, pas assez fait, la crainte d’avoir oublié quelque chose. »

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Elles estiment « mettre des patients en danger, ainsi que notre diplôme ». 

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Dans leur tribune, les urgentistes ont conseillé à la population d’appeler le 15 avant de se déplacer aux urgences. Seulement là aussi ça déborde. 



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quand la demande est jugée non urgente, l’attente pour avoir un conseil médical par téléphone peut durer « entre 1 et 4 heures », explique la médecin généraliste Peggie Humann, qui participe à cette régulation 9 heures par semaine. « Les délais s’allongent sans cesse. On est consternés pour les gens, mais on ne peut pas faire plus vite, mieux. On n’arrive pas à recruter de médecins régulateurs. » Elle-même se protège aujourd’hui : « Je bouchais beaucoup les trous au Samu. Je le fais beaucoup moins. »

Car dans son cabinet de ville, où elle exerce le reste du temps, la médecin généraliste est également débordée, à tel point qu’elle a dû écrire un « courrier de recadrage » à l’attention de ses patients, en leur demandant de cesser de la solliciter sans cesse par téléphone, ou de multiplier les motifs de consultation : « Je leur ai écrit que j’arrivais à mes limites, en leur expliquant pourquoi : on manque de médecins, partout. » 


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Au 15, si des patients acceptent d’attendre 3 ou 4 heures au téléphone pour un simple conseil médical, c’est « parce qu’ils n’ont aucune autre solution. Leur médecin ne répond pas. Ou ils ne parviennent pas à trouver un médecin traitant. Ou ce sont des personnes âgées dépendantes qui ne parviennent pas à faire venir un médecin à leur domicile. »

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Sur les urgences vitales, elle estime que « le système reste performant, mais tout le reste se dégrade ».

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« Parfois, à la fin d’une journée très difficile, je félicite l’équipe d’y être arrivée. Certains me disent : “ C’est gentil, mais qui sait ce qu’on a vécu ?” » Marie Rofidal s’interroge aujourd’hui : « Pour être entendus, est-ce qu’il faudrait lâcher l’affaire ? Est-ce qu’il faut laisser tomber les gens pour mieux les aider ? »

Elle a été un des membres fondateurs en 2019 du Collectif inter-hôpitaux à Grenoble. Puis elle s’est désinvestie : « Je n’y crois plus, je n’ai plus d’idées. »

Le constat est très largement partagé, jusqu’en haut de la hiérarchie médicale

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Les deux urgentistes anonymes fustigent « une direction qui ne met jamais les pieds dans les services et ne connaît pas la responsabilité d’avoir des patients entre les mains ».

Le chef de service des urgences, Marc Blancher, relativise : « Chacun est dans son rôle. On fait tous des efforts, on essaie tous de trouver des solutions. Mais il n’y en a pas beaucoup. » 

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L’infectiologue Olivier Epaulard reconnaît que les scientifiques sont « dans un moment d’incertitude aiguë, sans précédent dans cette pandémie. Le caractère contagieux d’Omicron est affolant. Son nombre de reproduction est évalué entre 10 et 12 [une personne contamine en moyenne 10 à 12 personnes, sans mesures barrières – ndlr], quand le variant historique était à 3, le delta à 6. Il n’y a pas vraiment de comparaison possible

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Face à Omicron, dans quelle mesure la population sera-t-elle protégée par son immunité ? La réponse viendra du Royaume-Uni, dans les prochains jours. Soit on est au bord du gouffre. Soit les hospitalisations resteront en nombre modéré, et ce sera juste une nouvelle marche qu’il faudra franchir. » 

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le doute gagne un personnel usé par l’épidémie, reconnaît le chef de service : « Cela fait deux ans qu’on leur dit que cela va finir par aller mieux. C’est long. La vague Omicron est parfois interprétée par le personnel comme la preuve que tout ce qui a été fait n’a servi à rien. Eux aussi sont exposés aux discours non scientifiques, défaitistes, qui affirment que le vaccin ne marche pas. Et tout cela arrive avec des années de management court-termiste, inspiré de l’industrie, qui a dégradé les conditions de travail. La dernière corde qui lâchera sera celle de la conscience professionnelle. » 

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« Les soignants des soins critiques vont recevoir une nouvelle prime de 100 euros. Mais ce n’est pas suffisant, et cela n’entre pas dans le calcul de leur retraite. Ce que veulent nos infirmières, c’est une reconnaissance salariale de leur qualification, de leur technicité, de leurs conditions d’exercice, de la permanence des soins qu’elles assurent nuit et jour. » 

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Dans leur tribune, les urgentistes de l’Isère tentent aussi de politiser le débat. « Mettez la santé à l’agenda politique ! », exhortent les urgentistes, s’adressant à la population de l’Isère. « La santé n’est pas à l’agenda politique à la hauteur de ce qu’elle devrait être, insiste le docteur Blancher. On entre dans le papy-boom, il va falloir s’occuper des personnes âgées. Aujourd’hui, le tissu social, médico-social n’est pas à la hauteur. Les urgences, où atterrissent les personnes âgées fragilisées, désocialisées, ne peuvent plus assumer. »

À ceux qui auraient la mémoire courte, l’urgentiste rappelle : « La vraie insécurité, ce n’est pas celle dont parlent aujourd’hui les politiques. Ce serait que le système de santé s’effondre. Ce n’est pas encore le cataclysme, mais on n’en est plus loin. »