
7 juillet 2010, 17h25, Gare de l’Est. Je m’installe dans le TGV qui doit me ramener à Strasbourg. La voix quelque peu métallique qui devrait nous annoncer, par le biais du micro, un départ imminent, diffuse alors un message plus inattendu : « Mesdames et messieurs, des Roumains se sont introduits dans le train. Veuillez prendre garde à vos bagages… » Je sursaute, et observe autour de moi : aucune réaction, si ce n’est quelques passagers qui mettent leur serviette en sécurité.
Ce petit incident, trop vite oublié, m’inspire les réflexions suivantes. L’éthique sociale est provoquée lorsque, comme le dit Paul Ricoeur, les institutions Ne sont pas « justes ». Le troisième terme de sa définition de l’éthique (« …dans des institutions justes ») est ici mis à mal : la parole officielle des régulations sociales dans l’espace public a failli à sa mission. À l’intersection des relations courtes de l’éthique interpersonnelle et des relations longues du politique, l’institution, qui, comme on le sait, est composée d’individus, a manqué à son devoir de prudence et d’égalité.
Le mécanisme du bouc émissaire est à l’œuvre dès lors qu’une personne ou une communauté se trouve stigmatisée, non pour ce qu’elle a fait mais pour ce qu’elle est. René Girard a clairement montré que ce phénomène multiséculaire et inconscient a pour effet, sinon pour fonction, d’unifier le groupe majoritaire lorsque celui-ci est parcouru de tensions internes. Les rivalités mimétiques qui menacent l’équilibre social ne trouvent leur dépassement (toujours provisoire) que dans une forme sacrificielle d’exclusion d’une « victime émissaire », choisie sur une base purement arbitraire.
Le processus d’imposition d’une idéologie délétère et de persécution d’une minorité ne peut se déployer que grâce au consentement tacite des citoyens. La Boétie le disait déjà en son temps : aucun pouvoir, même le plus tyrannique, ne pourrait s’exercer sans la servitude volontaire de la population. En l’occurrence, la passivité des passagers (et la mienne en premier !) ne laisse pas d’étonner. Cela semble bien indiquer que, conformément aux analyses de Noam Chomsky et Edward S. Herman, le consentement se fabrique selon des procédures précises, subtiles et redoutablement efficientes.
Enfin, l’incident du 7 juillet m’incite à penser les limites de l’arbitraire. Si la voix avait indiqué que « des Noirs » ou « des Juifs » s’étaient introduits dans le train, Il y aurait eu à l’évidence des protestations indignées. Or, nous savons qu’une telle stigmatisation était courante, sans pratiquement aucune réaction de la part de la population, dans d’autres pays que le nôtre et même en France, il n’y a pas si longtemps que cela. La relativité de ce qui fait scandale à nos yeux devrait nous conduire à interroger les compensations secondaires que nous prodigue, ou non, le consentement à l’arbitraire. L’approche psychanalytique, proposée par exemple par Thierry de Saussure, pourrait à cet égard s’avérer précieuse, pour analyser, comprendre et surmonter l’ambivalence de notre rapport à l’étrange étranger. C’est dire tout l’intérêt d’une réflexion éthique largement interdisciplinaire, susceptible de nourrir notre responsabilité et notre engagement citoyens.