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Basta !
Wikipédia, la fabrique du savoir en commun
#wikipedia
Article mis en ligne le 9 mai 2025
dernière modification le 7 mai 2025

La plus grande encyclopédie libre du monde est menacée. Ou plutôt, celles et ceux qui, bénévolement, font Wikipédia au quotidien. Son principe a de quoi déplaire aux régimes totalitaires : elle est une source de savoir ouverte à tous et toutes, sans hiérarchie ni utilisation commerciale des données personnelles. Un projet qui détonne dans le paysage de l’Internet dominé par les Gafam… Et pourrait inspirer, qui sait, de nouvelles manières de vivre ensemble sur le web.

 Qui sont les « petites mains » de Wikipedia, l’encyclopédie libre qui agace réacs et géants de la Tech

Grand format

Chaque jour, des millions d’internautes accèdent gratuitement au savoir grâce à Wikipédia. Mais ce site n’existerait pas sans ses bénévoles. Des « wikimédien·nes » racontent ce que signifie contribuer à l’immense encyclopédie en ligne.

Pour Delphine Montagne, Wikipédia, c’est comme les araignées. « Les araignées sont de petites bêtes associées à un imaginaire totalement faux. Elles souffrent d’une mauvaise réputation, de préjugés erronés. Elles ne peuvent pas se défendre, elles n’ont pas voix au chapitre. C’est la même chose avec Wikipédia. » Cible d’attaques fréquentes, le site né en 2001 est nourri, administré, organisé par des bénévoles. Parmi lesquels Delphine Montagne, avant qu’elle ne soit recrutée pour promouvoir l’encyclopédie en ligne. Elle est ce qu’on appelle une « wikimédienne en résidence ».

Fonctionnaire, habituellement en poste à l’université de Pau, elle a été mise en disponibilité pour un an au sein de l’unité régionale de formation à l’information scientifique et technique de Lyon. Embauchée dans le cadre d’un partenariat entre Wikimédia France – une association dont le rôle est de promouvoir les projets Wikimédia – et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, sa mission est de « wikifier la science ». C’est-à-dire rapprocher le monde de la recherche de celui de Wikipédia et de ses projets frères.

Car, malgré plus de 20 ans d’existence, le projet en ligne suscite toujours méfiance et incompréhension. « C’est un projet qui, de l’extérieur, a sa propre vie, son propre système, ses propres règles. Il faut du temps pour le comprendre », admet la fonctionnaire. (...)

Une structure horizontale (...)

Wikipédia, le projet le plus connu, fait partie des dix sites les plus visités au monde.

« Les projets wikimédia sont l’une des rares structures horizontales qui persistent encore aujourd’hui dans l’environnement numérique », souligne Tsaag Valren, qui travaille pour Wikimédia France. (...)

Tout le monde peut contribuer, pas n’importe comment (...)

Principe de neutralité

Un principe central régit tout ajout sur Wikipédia : la neutralité de point de vue. C’est l’un des principes fondateurs, « impératifs et non négociables », lit-on sur la page Wikipédia qui lui est consacré. « Il s’agit de présenter tous les points de vue pertinents, en les attribuant à leurs auteurs, mais sans en adopter aucun », précise l’encyclopédie en ligne.

Autrement dit, on ne peut pas faire d’autopromotion, affirmer des choses sans source, ou simplement écrire des obscénités pour le plaisir (...)

Rendre un savoir accessible à tous et toutes, gratuit, sans hiérarchie, n’est pas au goût de tous. (...)

Le contributeur cite les différentes attaques récentes, du magazine Le Point à Elon Musk, en passant par le projet du think tank ultra-conservateur états-unien Heritage Foundation. Face à ces menaces de plus en plus pesantes, Alex complète, à l’intention des milieux de gauche : « On a envie de leur dire : “Mais on est en train de vous faire le seul site du top 100 d’Internet qui n’a pas de pub, qui ne vous vend rien, qui ne vous ment pas !” On est les seuls du top 100 à proposer quelque chose qui n’est pas à but lucratif, qui ne vend pas les données des gens... On ne les récupère même pas. »

 « La société civile en réseau peut faire mieux que tous les Gafam réunis »

Dans son livre Wikipédia, ou imaginez un monde (Rue d’Ulm, 2024), le chercheur au CNRS spécialiste des réseaux sociaux Jérôme Hergueux montre comment Wikipédia est à la fois le fruit d’une riche histoire du libre et représente la possibilité d’un futur numérique collectif et apaisé. La plus grande encyclopédie en ligne, qu’il définit comme un réseau social, pourrait en effet nous donner des clés pour repenser une vie numérique émancipée de la mainmise des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Mais cela ne peut se faire sans une prise de conscience des pouvoirs publics et de la société civile. (...)

Dans le monde, encore aujourd’hui, des régimes autoritaires interdisent ou restreignent l’accès à Wikipédia ou menacent ses contributeurs et contributrices. Pourquoi s’attaquer à ce site – qui n’a pas l’air, de prime à bord, d’être des plus dangereux ?

Vous vous trompez. Si l’on veut faire une métaphore avec le monde du jeu vidéo, Wikipédia, c’est le boss de fin dans l’incarnation de la liberté d’expression, extrêmement difficile à vaincre. C’est une communauté décentralisée, que la fondation Wikimédia ne contrôle absolument pas. Les droits de propriété sont très clairs : la fondation est là pour payer les serveurs, éventuellement développer l’interface, soutenir la communauté, mais elle n’a aucun droit de regard sur le contenu qui est développé. Rien. Zéro.

Les contributeurs, pris individuellement, ne font pas l’encyclopédie. C’est l’interaction des gens sur la plateforme qui fait l’encyclopédie : c’est la société civile et c’est très difficile à contrôler. Vous pouvez faire contribuer tous les gens pro-gouvernement que vous voulez, vous n’arriverez pas à contrôler la ressource. Donc, si vous voulez vous attaquer à la liberté d’expression, Wikipédia est à la fois la cible la plus fondamentale et la plus difficile.

Des régimes autoritaires, comme la Russie de Poutine, cherchent à produire un discours sur l’histoire, sur la civilisation, sur certains sujets sociétaux comme l’avortement, la culture, la langue… Quand vous tentez de contrôler le narratif sur cela, Wikipédia est une sacrée épine dans le pied. Qu’a fait la Russie ? Il y a un ou deux ans, ils ont copié l’ensemble de Wikipédia – qui est une ressource totalement libre –, et ont appelé ça Ruwiki.

Ils ont gardé absolument tout le contenu et se sont concentrés uniquement sur quelques milliers de pages qui ont trait à l’histoire, à la culture, au mode de vie, etc. Ils ont transformé les pages relatives à l’histoire de l’Ukraine, au nazisme, au rôle de la Russie pendant la Seconde Guerre mondiale, aux valeurs culturelles, aux questions LGBT… Une grande partie des entrées sur les sujets LGBT ont été supprimées, et une bonne partie des entrées historiques ont été modifiées. Ils n’ont toujours pas fermé la Wikipédia traditionnelle – c’est dur de fermer Wikipédia – mais c’est clairement une attaque contre la société civile. (...)

Des recherches ont montré que les meilleurs articles sur Wikipédia sont ceux qui sont les plus populaires – qui attirent le plus de monde – et qui sont les plus controversés. Prenez n’importe quel article controversé du type « Conflit israélo-palestinien », « Barack Obama », « Donald Trump », « Cour suprême des États-Unis », « Jésus », Islam… Ils sont d’excellente qualité. Pourquoi ? Parce que beaucoup de contributeurs et contributrices avec des points de vue fortement polarisés se sont retrouvés à négocier l’insertion de tel ou tel contenu à tel endroit. La règle, même si c’est contre-intuitif, c’est que plus c’est controversé, plus c’est populaire, plus la qualité est au rendez-vous. (...)

On s’est habitués à penser que « réseau social » était synonyme d’antagonisme, de se taper dessus, de se parler mal. Pas forcément. Wikipédia en est le contrepoint historique. Et ce, avant même que le mot « réseau social » apparaisse. En fait, pour distinguer Wikipédia de Twitter, il faut regarder ce qu’y fait la communauté, quel est son but et quelles sont les règles pour se parler. Un des fondements de Wikipédia, c’est qu’on n’attaque pas les personnes, on attaque les idées. Si vous attaquez une personne sur Wikipédia, vous êtes banni. C’est une règle communautaire.

La neutralité de point de vue signifie accepter les faits présentés sur la base de sources reconnues de manière communautaire. Si l’autre présente des faits qui ne vous plaisent pas, la question n’est pas de savoir s’il a raison ou tort, mais où et comment on les intègre dans un article. (...)

Tant que les États démocratiques et le public n’auront pas pris conscience de l’utilité, de la puissance et de l’énorme valeur de cette société civile en réseau, pour les soutenir et les intégrer à l’économie réelle, alors ils continueront à se faire malmener par les Gafam ou les régimes autoritaires. Ce qui est en jeu ici, ce n’est rien moins que la démocratie : notre capacité à s’écouter, à délibérer ensemble pour « faire société » plutôt que de se déchirer sur les réseaux.

 Témoignages : pourquoi faut-il défendre Wikipédia ?

Menacés, inquiets, les contributeurs et contributrices de Wikipédia expliquent à Basta ! pourquoi il est important de se battre pour l’encyclopédie en ligne, qui permet à tout le monde d’accéder au savoir gratuitement. (...)

Les adversaires de ce bien commun que constitue l’encyclopédie libre Wikipédia se multiplient. (...)

un appel contre les « campagnes de désinformation et de dénigrement menées sur Wikipédia », signé par plusieurs personnalités et journalistes (Jérôme Guedj, Natacha Polony, Ruth Elkrief, Sophia Aram, Thierry Ardisson, Élisabeth Badinter, Éric Dupond-Moretti, Bernard-Henry Lévy…). Le texte qualifie les contributeurs et contributrices de Wikipédia de « vengeurs masqués dans leurs combats idéologiques contre des organisations qui ne correspondent pas à leur projet politique ». Une rhétorique qui n’a rien à envier aux procédés employés par Trump et son camp face à toute critique. Cette attaque sur la prétendue partialité et le « militantisme » des bénévoles n’est d’ailleurs pas un cas isolé.

Elle vient s’ajouter à la liste des menaces réactionnaires qui pèsent sur eux, dont celles d’Elon Musk, qui avait appelé à ne plus faire de dons à « Wokepedia », critiquant vivement ses politiques de diversité, d’équité et d’inclusion. Début 2025, une note interne de l’Heritage Foundation, un think tank conservateur proche des milieux trumpistes – qui avait notamment créé le « Projet 2025 », une feuille de route pour le second mandat de Donald Trump –, a été révélée. Intitulé « Ciblage des éditeurs de Wikipédia », le document prévoit d’« identifier et cibler les éditeurs de Wikipédia » qui « abusent de leur position » – autrement dit, qui contribuent d’une manière qui déplaît au think tank, particulièrement sur le conflit israélo-palestinien. Et ce, avec la menace de les traquer (notamment en ayant recours à des fuites de données personnelles) et de révéler leur identité civile, les exposant à du harcèlement et des représailles.

Cette volonté inquiète grandement les wikimédien·nes, attachés à leur pseudonymat, pour diverses raisons (notamment expliquées dans notre article sur les coulisses de Wikipédia). Cette possibilité de choisir un nom différent de son identité civile est, entre autres, particulièrement importante dans les pays qui restreignent partiellement ou entièrement l’accès à l’encyclopédie. (...)

Face à ces attaques, des contributrices et contributeurs du site francophone nous racontent pourquoi, au prisme de leur expérience, Wikipédia est et reste un projet à défendre. Certain·es font partie de Wikimédia France, l’association de promotion et de soutien autour des projets Wikimédia (qui inclut Wikipédia, mais aussi d’autres comme Wikimedia commons, Wikibooks, Wikitionnaire...). Cette organisation à but non lucratif n’intervient pas dans le contenu partagé sur ces sites.
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Alex Sirac, contributeur depuis 2017, est membre du conseil d’administration de l’association Wikimédia France (...)

La liberté de conserver le pseudonymat est importante. Dans la majorité des cas, c’est pour de bonnes raisons. Il y a des pressions pour lever cela, mais je trouve ça extrêmement violent, et très dangereux pour certaines personnes. Malheureusement, les projets Wikimédia servent d’épouvantail pour menacer toute la liberté de pseudonymat sur Internet. C’est très important de la défendre, et ça n’a jamais été aussi important que maintenant où l’on observe un basculement vers le fascisme d’un certain nombre de pays. »