
Le gouvernement s’est illustré en publiant coup sur coup deux vidéos censées rendre hommage aux Résistantes durant la Seconde Guerre mondiale et aux Françaises qui ont voté pour la première fois il y a 80 ans. Mais ces contenus générés par l’IA se sont révélés problématiques car truffés d’erreurs ou trop superficiels. Une tendance qui inquiète les historiens.
Un soldat allemand, casque de la Wehrmacht sur la tête, affiche un grand sourire parmi une foule en liesse. À ses côtés, une jeune femme laisse éclater sa joie pour fêter la libération de Paris. Au loin, quelqu’un brandit un drapeau japonais. Publiées sur les réseaux sociaux par le Service d’information du gouvernement (SIG) le 27 mai dernier, à l’occasion de la Journée nationale de la Résistance, ces images ont fait bondir nombre d’Internautes.
Comment imaginer qu’un militaire de l’armée allemande partage en pleine rue l’allégresse des Parisiens en 1944 ? Comment penser un seul instant que les couleurs du Japon, allié du IIIe Reich, aient pu faire partie des démonstrations de joie dans les rues de la capitale ? (...)
de nombreuses historiens spécialistes de la Seconde Guerre mondiale ont été effarés en la visionnant. La présence d’un soldat allemand ou d’un drapeau japonais n’est pas le seul raté de ce contenu de 27 secondes. "Le scénario est très pauvre et ne permet pas de saisir l’histoire de la Résistance et de la Libération. On suit une femme qui a ’une mission importante’ et qui met un journal clandestin dans une fente de boîte aux lettres car ’chaque geste est un acte de résistance’. Elle est arrêtée et torturée, mais on la voit dans le plan suivant fêtant la Libération. Qui peut y comprendre quelque chose en moins de 30 secondes ?", s’interroge Sylvie Zaidman.
Cette vidéo a été réalisée sur le mode du POV ("point of view", point de vue en français) reprenant les codes des "Pov Time Travelers" (point de vue de voyageurs dans le temps) très populaires notamment sur TikTok. Elle a été entièrement générée par l’intelligence artificielle, comme l’a confirmé le SIG auprès du journal Le Monde. "Les équipes ont au quotidien l’enjeu d’adapter les contenus et les formes de narration aux nouveaux usages des audiences, notamment sur les réseaux sociaux", a ainsi commenté Michaël Nathan, directeur du SIG, qui a admis que la vidéo n’avait pas été vérifiée par des spécialistes de cette période avant publication. (...)
Pour Christine Guimonnet, professeure d’histoire-géographie et co-présidente de la régionale APHG Versailles, il s’agit du cœur du problème. "Ils n’ont pas fait appel à des personnes compétentes pour le faire alors qu’il y a des historiens qui travaillent sur le sujet", s’insurge-t-elle. (...)
C’est encore plus gênant quand cela vient du gouvernement qui est censé publier des documents qui sont irréprochables."
"L’inutilité de la vidéo"
Quelques jours plus tard, le SIG s’est de nouveau attiré les foudres des historiens en publiant une autre vidéo célébrant les 80 ans du premier vote des femmes en France. Utilisant une nouvelle fois le mode POV, on y suit tout au long de la journée une Française qui vit ce moment historique passant de sa table du petit-déjeuner au bureau de vote, puis à une rencontre avec ses copines endimanchées. (...)
Cette fois-ci pas d’aberration historique, mais un récit au look factice et sans âme encore créée par une IA. "Ce qui m’a surtout frappé, c’est l’inutilité de la vidéo. Elle est très creuse, elle ne porte aucun message", résume l’historienne Anne-Sarah Moalic Bouglé, spécialiste du droit de vote des Françaises. "Or il y aurait eu des choses à dire (...)
on a juste une vidéo pour faire une vidéo, pour exister sur les réseaux sociaux en reprenant les codes à la mode. (...)
Éduquer les jeunes face à l’IA
Enseignante, Christine Guimonnet a aussi constaté pour sa part une prolifération d’images faites par des IA qui sont antisémites et antisionistes. Pour mieux les contrecarrer, cette enseignante a choisi de les montrer à ses élèves pour qu’ils comprennent ces méfaits de l’IA : "Je leur explique comment, en passant une commande à l’intelligence artificielle, on peut lui faire dessiner tous les clichés antisémites en les mettant à la sauce de notre époque. Ce sont finalement des récupérations d’images du XIXe ou du XXe siècle qui sont bien connues et présentes dans nos manuels d’histoire." (...)
"L’idée est de les éduquer pour qu’ils ne prennent pas pour un document réel quelque chose qui est fabriqué et qui utilise des clichés", ajoute la professeure d’histoire-géographie.
Christine Guimonnet n’est pas contre l’usage des nouvelles technologies. Elle répertorie d’ailleurs depuis des années les outils numériques qui sont pertinents pour travailler sur l’histoire de la Shoah : "On peut utiliser des vidéos, des documentaires ou des podcasts, mais il faut que ce soit sérieux. Pour l’IA, c’est tout à fait autre chose, si on lui donne les clés sans vérifier".
Le Musée de la Libération de Paris se montre également à la pointe en matière de nouvelles technologies avec des visites en réalité mixte à l’aide de lunettes, la création de "serious game" sur tablette ou encore l’utilisation d’illustrations graphiques dans les expositions temporaires. Mais pour sa directrice Sylvie Zaidman, tout est fait sous contrôle (...)
Cette exigence a aussi un coût, comme le souligne l’historienne Anne-Sarah Moalic Bouglé : "Avant, on faisait appel à des agences de communication, si on voulait réaliser une vidéo. Comme c’était coûteux, on réfléchissait au message que l’on voulait faire passer. Il y avait une réflexion. On faisait même appel à des spécialistes qui apportaient leur compétence, leurs connaissances, leur compréhension globale d’un sujet. Ils étaient capables de souligner les points importants". (...)
Désormais, c’est une machine qui fait le travail : "Ces outils ne sont pas neutres. Ils se nourrissent de masses de données qui ne sont pas hiérarchisées, pas forcément vérifiées, et ils les retranscrivent en cherchant à correspondre aux attentes de celui qui écrit le prompt. On est très loin d’une démarche scientifique. Or, même s’il est important de faire de la médiation, il ne faut pas oublier que ce sont des sujets d’histoire avant d’être des sujets de communication".