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Sylvain Tesson : les vers de la réaction
#SylvainTesson #PrintempsdesPoetes #extremedroite
Article mis en ligne le 17 mars 2024
dernière modification le 13 mars 2024

La rentrée littéraire de ce début d’année 2024 fut marquée – comme presque chaque année désormais – par la parution d’un nouveau récit de voyage de Sylvain Tesson, doublé d’une polémique sur sa nomination comme parrain du Printemps des poètes. Succès littéraires à répétition, les livres de l’auteur disent quelque chose du besoin de sensible, de beauté, de romantisme de nos contemporains, dans un monde toujours plus calculable et maîtrisé. Mais derrière la silhouette iconique de l’écrivain-voyageur tessonien se cache une recette commerciale bien huilée, au service d’une idéologie ouvertement réactionnaire.

Raconter le sensible et le beau

Le succès rencontré par les ouvrages de Sylvain Tesson, écrivain-voyageur, est le reflet d’une époque en mal de beauté et de « lignes de fuite ». Il est facile au lecteur découvrant la prose tessonienne de se laisser emporter par cette langue ciselée, ce sens de l’aphorisme qui a fait sa renommée, ses formules ramassées et poétiques. La proposition que Tesson déroule au fil de ses livres est en effet séduisante (...)

Éloge du singulier, production du même (...)

Cependant, au fil des ouvrages commis par l’écrivain depuis une vingtaine d’années, les ficelles du « phénomène Tesson »[6] apparaissent désormais de plus en plus grossières. 2024 : nouvelle année, nouveau récit. Cette fois, ce sera une escapade en voilier le long des côtes atlantiques, de la Galice à l’Écosse, à la recherche des « fées », de cette « qualité du réel révélée par une disposition du regard »[7]. La recette est connue. Il convient, pour cela, et dans cet ordre, de 1) prendre une idée de voyage originale : traversée de la France à pied, escapade sur les traces des évadés du goulag, séjour prolongé dans une cabane sibérienne, tour des Alpes à peaux de phoque… 2) mélanger allègrement avec des aphorismes sur la vie, la technique, l’amour, la grâce d’un paysage, la pureté de la neige, pour 3) saupoudrer le tout d’une mélasse réactionnaire fleurant bon la France d’autrefois (on y reviendra).

Résultat garanti (...) Tesson est une machine à sous, et la probabilité pour ses éditeurs de gagner le jackpot avec lui est selon toute vraisemblance plus élevée que pour un interdit bancaire au casino d’Annemasse.
Tesson pourtant, d’un point de vue stylistique, n’invente pas grand-chose. Il ne fait que recycler – certes avec talent, on en conviendra – des auteurs, des citations, des poètes, inopinément glissés dans le récit de sa vie de bourgeois parisien parcourant les steppes et gravissant les sommets. Il est paradoxalement (ou non) devenu le symbole du monde qu’il s’efforce de dénoncer dans ses livres : rockstar de la production mimétique d’une littérature de voyage convenue. (...) Universel et gentiment apolitique Tesson, vraiment ?

Écrivain médiatique, ses tournées sur les plateaux sont savamment orchestrées (...)

De la réaction en littérature, mode d’emploi

Si l’écrivain s’est probablement fondu dans le moule du récit de voyage nostalgique, dont il est lui désormais difficile de s’extraire, il convient de se pencher plus attentivement sur le contenu politique des écrits de l’auteur. À première vue, les descriptions des hauts plateaux tibétains ou du littoral irlandais ne semblent pas porter en eux de positionnement politique particulièrement clivant. Pourtant, force est de constater que ses multiples aphorismes et digressions sur la société contemporaine font de Tesson un écrivain engagé, qu’il s’en défende ou non. Un écrivain campé sur des thèmes et des prises de position ouvertement réactionnaires, qui ne sauraient être écartées d’un revers de main au nom de son droit à chanter la beauté des couchers de soleil et la grâce d’une montagne enneigée. (...)

Les écrits de Tesson sont en effet peuplés d’un imaginaire franchement réactionnaire, de diatribes et d’aphorismes contre la modernité et les valeurs qu’elles charrient, lui opposant « mépris pour l’égalitarisme » et « dandysme de celui qui ne fraie pas avec le troupeau »[12]. Russophile convaincu, l’écrivain ne cesse de rejouer au fil de ses récits la réaction contre la révolution, la lutte des nobles blancs contre les rouges (...) Sylvain Tesson est un écrivain de droite biberonné à l’anticommunisme, y associant toute aspiration égalitaire, regrettant ainsi « l’état déplorable non seulement du présent, mais aussi bien de l’avenir qui s’y prépare. […] Ce triste sort tient avant tout à la démocratie, à son pathétique idéal d’égalité, qui nivelle par le bas et conduit au triomphe des médiocres (...)

Le geste tessonien consiste plus largement à essentialiser à la hache les divers peuples rencontrés au cours de ses voyages. (...) Forcément, cette vision du monde en blocs culturels relativement étanches (la question du métissage est peu présente dans l’œuvre tessonienne) s’accompagne d’un éloge poussé des frontières. Il n’y a qu’à parcourir le répétitif Blanc pour s’en convaincre. Pourtant, Tesson le géographe formé à l’Institut français de Géopolitique, élève d’Yves Lacoste, semble vite oublier que la frontière joue aussi un rôle ambivalent, entre fermeture et ouverture, une fonction d’interface, zone de contact et d’échanges. (...)

Prompt à faire l’éloge de la frontière comme marqueur d’exclusion, Tesson l’est aussi à manifester une indignation à géométrie pour le moins variable. (...)

Défendre les Arméniens, non pas au nom de leurs droits humains à vivre en paix – comme on défendrait les Ouïghours ou les Kurdes absents des écrits de Tesson – mais bien plutôt comme dernier bastion d’une chrétienté menacée par un péril civilisationnel venu d’Orient ? On n’oserait y croire.

Les liens tant idéologiques qu’interpersonnels qu’entretient Tesson avec l’extrême-droite la plus haïssable sont attestés, comme en témoigne l’enquête fouillée du journaliste François Krug parue l’an dernier[17]. On pourrait aussi mentionner les références littéraires pour le moins douteuses mobilisées par l’écrivain-voyageur, à l’instar de Paul Morand, régulièrement cité, qui deux fois eut la gloire d’être nommé ambassadeur par Pétain avant de devoir fuir la France à la Libération. (...)

Sylvain Tesson, comme ses illustres prédécesseurs, a bien entendu le droit de penser comme il l’entend, et nul ne lui en tiendra rigueur d’avoir choisi son camp, celui de la réaction. Mais il serait intellectuellement malhonnête de ne pas le considérer pour ce qu’il est : un écrivain engagé. (...)

il est un auteur politisé traçant dans ses écrits les contours pessimistes d’une humanité repliée sur elle-même, où les nations se savent et s’affrontent de toute éternité, où l’alliance du paganisme celtique et de la chrétienté sont l’unique essence de l’Europe, où la possibilité d’un salut collectif n’est ni abordée ni souhaitée, où seuls quelques bourgeois nostalgiques peuvent parcourir les décombres d’un monde en feu pour en apprécier les dernières lueurs. Et tant pis pour les autres. Pour la masse qui, obnubilée par les écrans, n’aura pas su voir la lumière. (...)

Garder la beauté et jeter tout le reste (...)

Pourtant, défense de la beauté ne rime pas nécessairement avec nostalgie réactionnaire. Un certain romantisme esthétique peut aller de pair avec la remise en cause de l’ordre établi, et un discours écologiste politisé. Ainsi de Corinne Morel Darleux qui, dans ses essais Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce ou plus récemment Alors nous irons chercher la beauté ailleurs, fait de la défense de la beauté la pierre angulaire du combat anticapitaliste. (...)

Ainsi de Lordon qui trace également dans ce sens en prêchant un « communisme du luxe »[20]. Ainsi d’autres auteurs, contemporains ou plus lointains, qui s’emploient à montrer où la beauté peut encore se cacher aujourd’hui. Dans le quotidien le plus banal des romans de Nicolas Mathieu ou François Bégaudeau. Dans les luttes et aventures collectives des fresques d’Alain Damasio. Dans le mystère des poèmes de Cécile Coulon. Dans tout ce que la littérature peut aussi produire de beau et de généreux à la fois.

En se voulant à contre-courant de l’air du temps, Tesson reflète mieux que personne les paradoxes et contradictions de l’époque. Son succès témoigne, d’une certaine manière, de la volonté croissante de nos contemporains de s’extraire d’un système capitaliste qui transforme toute chose en marchandise et ne fait que peu de cas de la beauté du monde – sinon une marchandise de plus. Mais sa littérature – qui, elle, s’accommode largement des logiques de production du marché culturel – accompagne la droitisation rampante des esprits et du débat public. (...)

Tesson nous offre peut-être une bouée de sauvetage dans un monde toujours plus laid, jetable, bétonisé. Mais avec une bouée de ce type, d’aucuns préféreront sûrement s’administrer le conseil de Morel Darleux : plutôt couler en beauté que flotter sans grâce.