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Mediapart
Stéphanie Latte Abdallah : « Pour que Gaza soit reconstruite, il faudra sans doute une génération »
#israel #palestine #Hamas #Cisjordanie #Gaza
Article mis en ligne le 21 janvier 2025
dernière modification le 19 janvier 2025

Quel peut être l’avenir à Gaza alors qu’Israël a anéanti tout ce qui permettait d’y envisager un futur ? Éléments de réponse avec la chercheuse Stéphanie Latte Abdallah, qui déploie le terme de « futuricide » et éclaire aussi les échanges entre otages et prisonniers à venir

Historienne et anthropologue du politique, directrice de recherche au CNRS (CéSor-EHESS), Stéphanie Latte Abdallah a publié plusieurs livres incontournables pour comprendre le rôle central du système pénal et pénitentiaire dans l’occupation israélienne, notamment La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine (Bayard, 2021) ainsi que Des morts en guerre. Rétention des corps et figures du martyr en Palestine (Karthala 2022).

En avril prochain, les éditions Actes Sud publieront un ouvrage collectif pluridisciplinaire qu’elle dirige avec l’anthropologue Véronique Bontemps : Gaza, une guerre coloniale, entremêlant analyse politique, socio-anthropologique, perspectives judiciaires et historiques.

Dans un entretien à Mediapart, et à l’aune du « futuricide », terme qu’elle utilise pour désigner l’anéantissement de l’avenir de Gaza par Israël qui se déploie sous les yeux du monde entier depuis quinze mois, la chercheuse décrypte l’accord de cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, entré en vigueur dimanche 19 janvier. (...)

Stéphanie Latte Abdallah (...)

Les femmes sont à présent 88 en prison, et les mineurs 320, parmi les 10 400 prisonniers palestiniens, et ce, sans compter les Gazaouis, détenus pour l’essentiel par l’armée dans des camps militaires à Sde Teiman, Anatot, Naftali mais aussi dans la prison d’Ofer. Les détenus gazaouis sont surtout des hommes et sont estimés à plus de 5 000.

Depuis l’offensive au nord de Gaza en octobre jusqu’en décembre 2024, environ 1 300 Gazaouis ont été arrêtés. Depuis octobre 2023, le nombre de prisonniers palestiniens a été multiplié par 3.

Il s’agit là d’une répression sans précédent qui a touché non seulement le Hamas, le Djihad islamique en Cisjordanie, mais aussi plus largement l’ensemble des partis, et de nombreuses personnes mobilisées de diverses manières, et ce, sans compter les rafles indistinctes à Gaza, ou le ciblage des professionnels gazaouis, journalistes et médecins tout particulièrement (...)

Côté palestinien, concernant la première phase de l’accord, ce sont essentiellement des femmes et des enfants ou jeunes de moins de 19 ans qui seront libérés, pour la plupart ayant été détenus après le 7-Octobre. Nombre d’entre eux étant des détenus administratifs, c’est-à-dire retenus sans procès, à la discrétion des services de renseignement israéliens. (...)

La deuxième phase devrait voir la libération des jeunes hommes civils et des soldats parmi les otages et de prisonniers ayant été condamnés à de longues peines, dont des perpétuités, à l’exclusion de ceux impliqués dans les attaques du 7-Octobre.

Pour eux se pose la question du lieu de leur libération, les autorités israéliennes ayant l’habitude d’imposer des exils comme condition à certaines libérations, nommés des « arrangements sécuritaires ». Et la phase 3 consiste en un échange et une rétrocession de corps de défunts. (...)

L’accord prévoit la fin de la guerre dans une deuxième phase. Vous y croyez ?

On sait que ce n’est pas l’option de Benyamin Nétanyahou ni celles des ministres d’extrême droite de son gouvernement auxquels il semble avoir été promis un arrêt du processus après la phase 1. Ben Gvir, qui a annoncé sa démission, conditionne son retour au gouvernement, et la participation de son parti à la coalition, à la reprise de la guerre. Ce gouvernement pourrait aussi échanger une pacification de Gaza contre la continuation de son processus d’annexion rampante de la Cisjordanie.

Et puis, que veut dire la fin de la guerre ? Si c’est revenir au statu quo ante avec des formes de retrait de l’armée israélienne ou même son retrait total, ce qui va à l’encontre de ce que l’on voit à présent sur le terrain, alors rien ne sera réglé. Ce qui est nécessaire, c’est une solution politique qui donne toute sa place à l’autodétermination des Palestiniens et des Palestiniennes, et à un processus démocratique.

Cette guerre a été conduite afin d’effacer une population et de rendre Gaza inhabitable en détruisant tout ce qui permet la vie. (...)

Mais là encore, tout va dépendre des pressions qui seront exercées par les différents acteurs. Que ce soit l’opinion publique israélienne et les familles des otages qui n’auront pas encore été libérés, celle des États-Unis alors que Trump souhaite l’élargissement des accords d’Abraham à l’Arabie saoudite, qui est un acteur majeur de cette équation.

Ce pays est en position de jouer un rôle important pour faire avancer une solution politique, même si Mohammed ben Salman n’a jusque-là pas marqué d’enthousiasme pour cela. Il est aussi contraint par son opinion publique et par le rôle régional qu’il entend prendre à ne pas brader complètement la question palestinienne au nom de ses intérêts.

La pression de la justice internationale, des opinions publiques, les mouvements des sociétés civiles et l’élargissement du boycott ont aussi leur rôle à jouer pour pousser à une solution politique et au respect du droit international. (...)

Cette guerre-ci a été déclenchée par le 7-Octobre, mais elle n’a pas commencé là en effet. On ne peut la comprendre sans l’inscrire dans un long processus colonial, un processus que l’on voit également à l’œuvre en ce moment même en Cisjordanie.

Ce processus colonial fait fi du droit international, refuse aux Palestiniens leur droit à l’autodétermination, et n’accepte pas les frontières d’avant juin 1967 comme base de discussion. Cette guerre a d’ailleurs été conduite comme telle, afin d’effacer une population et de rendre Gaza inhabitable en détruisant tout ce qui permet la vie, les lieux, les habitations, les infrastructures (réseau d’eau, d’électricité, système de santé, système éducatif, etc.), afin qu’une large partie de la population la quitte une fois la guerre terminée, car il sera devenu difficile d’y vivre.

Les Gazaouis ont ainsi le sentiment de vivre une nouvelle Nakba, en raison d’une guerre génocidaire qui a visé directement les civils (dont entre la moitié et les deux tiers sont des femmes et des enfants), et tout ce qui permet d’envisager un avenir à Gaza.

En retour, l’armée a pour le moment occupé 36 % du territoire de Gaza, et on a vu des groupes de colons dont de nombreux membres du gouvernement se positionner pour recoloniser Gaza. La projection d’un tel avenir dystopique participe de ce futuricide. Mais les résistances au futuricide et à ce processus colonial sont nombreuses (...)

Cette guerre, c’est aussi un écocide, dû à sa très forte toxicité : elle a fait plus 40 millions de tonnes de débris divers, auxquels s’ajoutent 340 000 tonnes de déchets qui se sont entassés. Sans parler des traumatismes face à tant d’atrocités vécues et vues, et les terribles souvenirs qui sont associés aux lieux et vont se transmettre sur une ou deux générations.

Le futuricide, c’est tout ça mais c’est aussi une intention de grever ce futur par la projection vers un avenir existentiellement menaçant voire impossible. Mais si la guerre s’arrête véritablement, que le siège est définitivement levé et qu’un processus politique prenant en compte l’autodétermination des Gazaouis et des Palestiniens est enclenché, alors il faudra surtout du temps pour que Gaza soit reconstruite, que les débris et décombres soient enlevés, que ses sols, l’eau, soient dépollués, sans doute une génération. (...)

Le seul avenir politique possible est d’une part qu’Israël respecte le droit international comme base d’une solution négociée. Il existe de multiples configurations à imaginer autour d’une configuration dite à deux États. Ce qui correspond au choix de la majorité des Palestiniens selon les derniers sondages effectués dans les territoires occupés. (...)