
Sophie Bessis est journaliste et historienne. Elle vient de publier aux éditions Les liens qui libèrent (LLL) un livre autour de la notion de « civilisation judéo-chrétienne ». Cette locution, qui s’est emparée des plateaux de télévisions et que la droite et l’extrême droite aiment s’écouter marteler, se révèle à l’analyse pour ce qu’elle est : une imposture. Dans le cadre de son partenariat avec les maisons d’édition indépendantes, Blast vous propose de découvrir les premières pages de l’ouvrage.
Comment est née une expression promise à une étonnante fortune, apparue assez récemment dans le langage courant, saturée d’idéologie, si banalisée cependant qu’on en oublie l’énormité de l’imposture qui l’a engendrée ? Quelles sont les raisons de sa naissance et de sa généralisation ? Revenant sous toutes les plumes et dans tous les discours, au détour de chaque phrase, le binôme « judéo-chrétien » n’éveille aucune curiosité, ne suscite aucune question, tant la juxtaposition de ces deux adjectifs paraît de nos jours relever de l’évidence. Il n’en a pas toujours été ainsi pourtant, et la popularité de ce terme est plus suspecte que son actuelle banalité tendrait à le faire croire. (...)
Tout, dans la civilisation occidentale, relève désormais du judéo-christianisme, si bien qu’elle se résume à peu près totalement dans cette double matrice dont les deux composantes semblent être siamoises. Ses valeurs, ses fondements, sa culture en découlent entièrement. Les hommes politiques en truffent leurs déclarations, s’en réclamant ad nauseam pour justifier leurs actions. Un candidat à l’élection présidentielle américaine de 2000 assurait ainsi qu’« être la seule superpuissance donnait aux États-Unis des responsabilités, en particulier celle d’intervenir à l’extérieur pour protéger les valeurs judéo-chrétiennes (2) ». Le monde est partagé entre « les cultures judéo-chrétiennes » et les autres (3) (...)
La référence devient obligée. Et, toujours, ce double adjectif renvoie exclusivement à l’aire occidentale, sans pour autant d’ailleurs que son contenu soit exactement précisé.
La littérature actuelle ne repère, en effet, nulle trace de « judéo-christianisme » hors des frontières que l’Occident s’est donné. Dans des régions du monde comme l’Amérique du Centre et du Sud où le christianisme dans ses différentes obédiences est la religion dominante, une telle référence est sinon inexistante, du moins fort discrète. Il en va de même en Afrique centrale et australe, largement chrétienne, où elle ne fait partie ni du langage courant, ni du lexique politique, ni de celui des différentes églises. Même dans les sectes évangélistes africaines qui ont enrôlé des millions de fidèles et pour lesquelles la Bible est un texte divin à prendre à la lettre, le terme n’apparaît guère. L’Occident l’a donc réservé à son usage exclusif. Son succès sans équivalent – même le mythe longtemps ressassé du « matin grec » n’en a pas connu de tel – ne peut s’expliquer que par un triple processus d’occultation, d’appropriation et d’exclusion qu’autorise son emploi systématique. (...)
Cette extraordinaire trouvaille sémantique et idéologique, une des plus opératoires de notre temps, peut être placée dans la catégorie des « vérités alternatives » dont on fait grand cas aujourd’hui, et elle apparaît chronologiquement comme une des premières d’entre elles. C’est pourquoi il est nécessaire de la déconstruire, en un temps où elle est devenue une arme redoutable aux mains d’extrêmes droites cherchant à devenir hégémoniques des deux côtés de l’Atlantique, en Europe occidentale comme en Amérique du Nord, et désormais en Israël où un Benyamin Netanyahou s’en est servi pour se poser en défenseur de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie musulmane.