
Sophie Lemaître a reçu le prix éthique Anticor en 2019 pour sa thèse intitulée « Corruption, évitement fiscal, blanchiment dans le secteur extractif », sous-titrée « De l’art de jouer avec le droit ».
Elle approfondit ces problématiques dans un ouvrage remarquable : « Réduire au silence. Comment le droit est perverti pour bâillonner médias et ONG ». Elle y explore un angle mort de la pensée juridique : les libertés ne sont pas seulement mises à mal par l’insuffisance des lois ou des institutions censées les protéger, mais aussi – et surtout – par l’utilisation stratégique du droit à des fins répressives. Le lawfare (contraction de law et warfare) est ainsi devenu une arme de dissuasion massive, utilisée pour faire taire les voix dissidentes.
Le cas de Julian Assange est emblématique de cette manipulation juridique : le droit a été mobilisé pour l’emprisonner pendant cinq ans, lui faisant payer le prix fort pour avoir révélé des informations sensibles. Ce genre de menace ne concerne pas uniquement les régimes autoritaires : la France elle-même n’est pas épargnée. L’autrice évoque une « restriction lente et continue de l’espace civique » dans notre pays.
Les poursuites-bâillons sont l’arme favorite des acteurs privés (...)
Pour instrumentaliser la justice, certains font preuve d’une imagination débordante : poursuites pour dénigrement, invocation abusive de la protection des données personnelles ou de la vie privée, et surtout, mobilisation du « secret des affaires ». Dans certains cas, les ONG sont condamnées. (...)
Mais les États ne sont pas en reste. En France, le ministre de l’Intérieur – devenu depuis ministre de la Justice – a qualifié certains défenseurs de l’environnement d’« éco- terroristes », ce qui a conduit à l’intervention de la sous-direction anti-terroriste contre des militants dénonçant, par exemple, la pollution des sols et des eaux près de Rouen, par la société Lafarge. Il s’agit là d’un détournement manifeste des lois antiterroristes et anti- blanchiment.
L’ouvrage évoque aussi d’autres dérives, comme le recours abusif au délit d’apologie du terrorisme, parfois invoqué pour faire taire des opinions divergentes – notamment sur la question Israël-Palestine.
Partout, la tentation est grande de freiner l’action des associations les plus engagées. (...)
Quant à celles qui ne reçoivent pas de financement public mais dépendent d’un agrément – comme Anticor – il reste possible de les priver durablement de ce droit.
Sophie Lemaître aborde également la situation des magistrats anti-corruption, eux aussi ciblés. Les attaques de certaines figures politiques sont virulentes, sans que le ministre de la Justice n’intervienne pour rappeler les principes de l’État de droit. Pire, trois magistrats du Parquet national financier (PNF) et un ancien juge d’instruction à Monaco ont fait l’objet de poursuites disciplinaires – certes sans sanction du Conseil supérieur de la magistrature, mais ces procédures n’en restent pas moins intimidantes.
Enfin, l’ouvrage mentionne la publication par un site d’extrême-droite français d’une liste d’avocats « à éliminer », illustration glaçante de la violence politique contemporaine.
Cependant, face au lawfare, la riposte est possible. Greenpeace a saisi la justice néerlandaise pour faire valoir le droit européen, qui permet de faire obstacle et de demander réparation en cas de poursuites manifestement infondées dans un pays tiers. Anticor, de son côté, a obtenu l’annulation du refus d’agrément par le juge administratif, ainsi que la condamnation symbolique de l’État.
Il est aussi possible d’agir juridiquement en demandant des comptes aux États et aux entreprises – par exemple pour leur inaction climatique. (...)