
Le détournement de X au bénéfice de l’extrême droite américaine nous montre qu’il est urgent pour les médias non seulement de s’exiler ailleurs, mais surtout de s’auto-héberger. Et enfin s’émanciper des plateformes. Au pluralisme des médias, ajoutons un pluralisme des serveurs, au service du droit de savoir. Retour d’expérience avec le serveur Mastodon de Mediapart.
Faut-il quitter X ? Il y a quelque chose d’un peu déconcertant à voir cette question posée partout. Qu’est-ce qu’on y laisse ? Qu’est-ce qu’on y gagne ? Ça tergiverse dur. Le ras-le-bol général est bien là, quoique mal défini. Les justifications varient, tantôt la faute à l’élection de Trump, ou au poste de ministre promis à Musk, la faute au déferlement de fausses informations, à la fin du blocage, à l’IA… ou tout ça en même temps. Mais on est d’accord sur une chose, l’air y est devenu irrespirable.
La coupe est pleine, c’en est trop, et de ce trop émerge un mouvement collectif, un début d’exode numérique. Comme tout processus d’exil, probablement, il se fait de façon progressive et non sans douleur. C’est une première dans l’histoire encore courte d’internet. Un moment inédit qui nous rend un peu hagards, un peu désemparés. Pour certains, c’est un arrachement, c’est perdre beaucoup. Pour d’autres, c’est impossible, le prix à payer trop élevé. Et fuir, d’accord, mais pour aller où ? Les vagues de départ, déjà régulières ces derniers temps, semblent désormais converger vers Threads, Mastodon et surtout Bluesky. Mais savent-ils vraiment, ces exilés, où ils mettent les pieds ? Pas sûr. (...)
Bluesky est un projet incubé chez Twitter, à l’initiative de Jack Dorsey, son fondateur. Distincte de Twitter depuis 2021 (juste avant le rachat de Musk de 2022), c’est bien sûr une entreprise à vocation lucrative. On est dans la Silicon Valley, berceau de la culture start-up et de la culture bro, non loin des courants libertariens à la recherche d’une liberté individuelle absolue, sans censure, et surtout monétisable. Les cryptomonnaies et systèmes décentralisés de transactions ne sont pas étrangers à cet univers mental.
On peut ajouter au tableau le fait que la dernière campagne de financement de Bluesky, cette année, a vu apparaitre un important protagoniste du nom de Brock Pierce, milliardaire obscur proche de… Steve Bannon.
C’est bien là qu’il faut lever la confusion entre les intentions de l’inventeur (Bluesky) et les besoins des utilisateurs (nous). (...)
Pour nous, utilisateurs, c’est bien sûr la ressemblance frappante de Bluesky avec les premières années de feu-Twitter qui facilite l’exode (...)
La difficulté de s’arracher et de sacrifier son « capital social », sa notoriété ou son sacro-saint trafic (surtout pour les organisations ou les médias) est telle qu’il aura fallu attendre les pires outrances et manipulations d’Elon Musk pour qu’il y ait enfin un mouvement.
Ces jours-ci, Bluesky est donc l’horizon fantasmé. Sur le papier, il faut bien reconnaitre que certaines innovations du « papillon bleu » (du « ciel bleu » ?) sont prometteuses (...)
Bluesky n’est pas décentralisé pour l’instant, et c’est tout le problème. Il y a à peine quelques jours, on apprenait par exemple qu’il avait suffi au gouvernement du Pakistan de bloquer un seul nom de domaine pour couper l’accès à Bluesky dans tout le pays. Tout est dit.
La crainte de nous enfermer dans une nouvelle prison devrait donc nous inspirer un peu de méfiance. (...)
Mastodon, le seul réseau décentralisé (pour l’instant)
Qu’on le veuille ou non, le seul réseau effectivement décentralisé aujourd’hui, c’est le « Fediverse ». Cette fédération de serveurs, née en Europe en 2016, était conçue, déjà bien avant Bluesky, comme une alternative aux plateformes. Aujourd’hui, le Fediverse (contraction de Fédération et Universe) continue d’étendre sa toile doucement mais sûrement. C’est une nébuleuse où se cherchent les fondations d’un réseau social du futur, libre, ouvert, sans contrôle ni pouvoir central. On y compte aujourd’hui près de 4 000 instances et 15 millions de comptes à travers le monde (22 millions sur Bluesky à la publication de ce billet). (...)
Dans cette nébuleuse décentralisée, où l’on trouve le réseau social Mastodon, Mediapart a pris sa place. Après nous être lancés dès sa création, un peu par curiosité au début, puis de façon plus active en 2021, nous avons finalement lancé notre propre instance, c’est-à-dire notre propre serveur, en janvier 2023. Mediapart devient alors l’hébergeur de ses propres messages, photos et vidéos pour « faire savoir » au monde les nouvelles. La création de cette instance était presque d’évidence, tant celle-ci est une promesse d’indépendance, attachée aux valeurs du journal.
Pour l’instant réservée aux comptes des journalistes et collaborateur·ices du journal, on peut la retrouver à cette adresse : mediapart.social. (...)
Bien sûr, elle est financée, comme tous les investissements de Mediapart, par nos seul·es abonné·es.
La possibilité de réseaux sociaux pluralistes et indépendants
L’instance est ainsi en relation avec les milliers d’autres que composent le Fediverse, et leurs millions utilisateurs. Exactement comme le journal lui-même, c’est une garantie d’indépendance vis-à-vis de toutes les formes de pouvoir. Aucun milliardaire ne peut mettre la main dessus. (...) (...)
C’est un îlot de résistance numérique, à l’abri de toutes les turbulences, du monde qui vacille et du néo-fascisme qui vient outre-Atlantique (avec bientôt X comme outil de propagande étatique).
Dans un récent message (sur Bluesky), Alexandria Ocasio-Cortez interpellait ses abonné·es à la recherche de « ressources techniques » pour faire face à l’administration Trump dans les prochains mois. C’est précisément le sujet. Le serveur décentralisé est une de ces ressources. À mettre en place sans perdre de temps (...)
Le pluralisme des serveurs, en lieu et place des plateformes publicitaires, au service du droit de savoir, de nos libertés et de nos choix démocratiques.
Nous en avons bien eu la démonstration sous nos yeux et de la façon la plus claire qu’il soit : il suffit qu’un riche libertarien mette la main sur l’une de ces plateformes, pour qu’en un instant, elle soit mise au service de ses affaires personnelles et de l’extrême droite américaine. Un miroir de ce que nous vivons ici en France, avec Bolloré, qui a littéralement dynamité C8 et CNews, entre autres, dans le même objectif personnel, au péril de la démocratie. (...)
Un autre écueil est probablement la censure étatique. La liste des pays ayant interdit les réseaux sociaux ne cesse de s’accroitre. Alors que nous faisons ici la critique des réseaux X, Facebook, Instagram, LinkedIn, WhatsApp, TikTok, ils constituent souvent là-bas le dernier espace d’expression. (...)
Héberger les nouveaux espaces informationnels
Bref, il est temps d’ouvrir de nouvelles medias-instances et de favoriser les inscriptions des citoyens-utilisateurs. Tous les comptes que nous créons désormais devraient l’être sur ces environnements interopérables, fédérés et décentralisés. Autrement, nous ne faisons que répéter les mêmes erreurs et nous enfermer dans les mêmes pièges. (...)
Plus que jamais, il est temps d’ouvrir des alternatives aux algorithmes élaborés au bénéfice des intérêts privés, économiques, publicitaires, idéologiques. Très loin de l’intérêt général.
Dans ce nouveau paysage en devenir, les médias ont un rôle à jouer. Si nous ne souhaitons plus être assujettis aux géants de la Silicon Valley d’un côté, ou bâillonnés par les risques de censure étatique de l’autre, il va falloir se retrousser les manches. (...)