Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
AfriqueXXI
Ota Benga, « en cage avec un orang-outan »
#expositionUniverselle1904 #colonialisme #racisme
Article mis en ligne le 30 juillet 2025
dernière modification le 26 juillet 2025

L’exposition publique de Saartjie Baartman, dite la « Vénus hottentote », au début du XIXe siècle à Londres puis à Paris, annonce la mode à venir des expositions coloniales et des zoos humains. Il s’agit de séduire les foules et de justifier le projet colonial en s’appuyant sur les théoriciens du « racisme scientifique ». Ota Benga, un jeune Mbuti enlevé au Congo, fit sensation dans les travées de l’Exposition universelle de 1904, à Saint-Louis (États-Unis). Ses dents taillées en pointe, en particulier, donnaient des frissons aux visiteurs états-uniens venus observer le « cannibale ».

C’est une gigantesque foire qui s’ouvre à Saint-Louis (Missouri) en ce 30 avril 1904. La « Louisiana Purchase Exposition », qui tient son nom de la vente, un siècle plus tôt, de la Louisiane aux États-Unis par la Première République française, a nécessité un investissement de 15 millions de dollars. Elle s’étend sur près de 5 km² et s’apprête à accueillir une soixantaine de pays, 43 des 45 États américains et presque 20 millions de personnes. Plus connue aujourd’hui sous le nom d’Exposition universelle de Saint-Louis, elle aurait pu rester dans les mémoires comme l’acte de naissance industriel de la machine à rayons X, inventée par l’Allemand Wilhelm Conrad Röntgen, ou pour la première utilisation des couveuses pour les bébés prématurés, entre autres belles inventions. Elle demeure, malheureusement, une tâche indélébile, preuve accablante du racisme et de l’impérialisme d’une époque. (...)

observer ceux que l’on présente alors davantage comme des animaux que comme des êtres humains : plus de 1 000 Philippins, quelques représentants du peuple tlingit d’Alaska avec 14 totems, 2 maisons et 1 canoë, l’ancien chef apache Geronimo, exhibé dans un tipi de l’exposition d’ethnologie et, à partir de la fin de juin 1904, cinq Pygmées du Congo !

L’un de ces Pygmées attire tout particulièrement l’attention. On l’appelle Ota Benga – son nom complet serait Mbye Otabenga – et il est alors âgé d’environ 21 ans. Plus encore que sa petite taille et la noirceur de sa peau, ce sont ses dents taillées en pointe qui frappent l’imagination des spectateurs. Personne ne cherche à comprendre quel rituel mbuti – le peuple de chasseurs-cueilleurs auquel il appartient – est à l’origine de cette pratique traditionnelle. Beaucoup préfèrent y déceler une preuve de l’anthropophagie à laquelle se livrent, c’est bien connu, les sauvages tribus africaines. Pour 5 cents, Ota Benga, qui est d’un abord facile, accepte de découvrir ses dents affûtées…
Un achat en bonne et due forme

La présence d’un groupe de Pygmées à la Louisiana Purchase Exposition ne doit rien au hasard. Commande a été passée, dès octobre 1903, par la Louisiana Purchase Exposition Company à l’homme d’affaires et « explorateur » Samuel Phillips Verner (1873-1943) pour qu’il ramène des Pygmées d’Afrique. Ou plutôt, pour qu’il offre « à certains indigènes l’opportunité de participer en personne à l’exposition »1. Pour organiser son expédition, Verner a obtenu 8 500 dollars, dont 500 de salaire, ainsi qu’une cagnotte supplémentaire de 1 500 dollars pour faire face aux imprévus. La commande est très précise. Il doit revenir avec : « Un patriarche pygmée ou un chef. Une femme adulte, de préférence son épouse. Deux enfants et leurs mères. Quatre Pygmées supplémentaires, mais incluant un prêtre ou une prêtresse, de préférence âgé(e). » (...)

Samuel Phillips Verner n’est pas un mercenaire isolé partant chasser l’Africain pour monter sa petite entreprise de zoo humain : il obéit à la logique impériale qui infecte alors une bonne partie de l’Occident.

Le 20 mars 1904, après douze jours de marche dans la forêt équatoriale, Verner peut enfin crier victoire : il tient son premier Pygmée ! D’après ses dires, il l’a obtenu en échange de sel et de vêtements auprès de trafiquants d’esclaves bashilele – de féroces cannibales, dit-on ! À son retour, dans un article pour Harper’s Weekly, Verner écrit : « Il était très content de venir avec nous, puisqu’il était très loin de son peuple et que les Bashilele n’étaient pas des maîtres faciles. » Les versions de la capture d’Ota Benga selon Verner varieront au cours des années, même s’il se présentera toujours en sauveur blanc d’un pauvre Pygmée menacé par des mangeurs d’hommes.

« Plus tourné vers l’aventure que vers l’Évangile » (...)

Les captifs arrivent à la Nouvelle-Orléans le 25 juin 1904, en retard sur le programme. La Louisiana Purchase Exposition a commencé depuis avril. Malade, Verner est transporté dans un sanatorium tandis que les Pygmées sont acheminés vers la foire où ils vont faire sensation.

Une nouvelle vie commence alors pour Ota Benga. De son passé avant son arrivée en Amérique, dans la forêt de l’Ituri, on ne sait pas grand-chose. (...)

Le 27 août 1906, Ota Benga est conduit au zoo du Bronx, où il est, dans les premiers temps, autorisé à se déplacer et à aider les gardiens qui s’occupent des animaux. Mais, quelques jours plus tard, cette relative liberté lui est enlevée : il est placé dans un enclos de la zone du parc réservée aux singes. Le 9 septembre, le New York Times s’intéresse à son sort et publie un article sous le titre : « Un Bochiman partage une cage avec les singes du zoo du Bronx ». Son succès populaire est indéniable : des groupes de 500 personnes viennent l’observer, tandis qu’il est enfermé avec un perroquet et armé d’un arc et de flèches pour faire plus vrai. On se moque, on grimace, on montre du doigt… Et l’attraction est telle que le directeur du zoo, William Temple Hornaday (1854-1937), décide de lui accorder une plus grande cage et la compagnie d’un orang-outan nommé Dohang.

À la fin du mois de septembre, 220 000 personnes sont venues visiter le zoo, le double de l’année précédente... « Presque tous se dirigeaient directement vers la zone des singes pour voir Ota Benga », écrit Pamela Newkirk dans The Guardian. (...)

Pour le directeur du zoo, les bénéfices d’une telle exposition sont sonnants et trébuchants. Intellectuellement, la situation est loin de le déranger. (...)

Poursuivi par des hordes de visiteurs

Malgré tout, quelques personnes se récrient. Notamment des religieux africains-américains. Dès le 10 septembre 1906, un jour après la parution de l’article du New York Times, le révérend James H. Gordon se rend au zoo du Bronx pour constater de ses yeux l’enfermement d’Ota Benga et essayer de communiquer avec lui. Placé face à la triste réalité, il fulmine : « Nous sommes suffisamment francs pour dire que nous n’aimons pas que l’un des nôtres soit exposé avec les singes. Nous pensons que notre race est assez dépréciée pour ne pas être, en plus, présentée avec des primates. Nous pensons pouvoir être considérés comme des êtres humains dotés d’une âme ! »

Dans l’incapacité de convaincre Hornaday, qui espère bien exposer Ota Benga encore longtemps, James H. Gordon se tourne vers un avocat noir, Wilford H. Smith, et un riche mécène, John Henry H. Millholland, pour porter la question en justice. Le seul résultat qu’ils obtiennent, c’est qu’Ota Benga ne soit plus maintenu dans sa cage et puisse aller et venir un peu partout dans le musée. Ce qu’il fait, chaque fois poursuivi ou accompagné par des hordes de visiteurs. Un record est atteint le 16 septembre : 40 000 personnes viennent visiter le zoo.

Mais bientôt Ota Benga n’en peut plus et devient de nouveau « ingérable », selon les mots d’Hornaday. (...)

la tendance s’inverse peu à peu. Des religieux africains-américains s’offusquent, tel le révérend Matthew Gilbert, de la Mount Olivet Baptist Church, dont Pamela Newkirk rapporte ces mots : « Seuls les préjugés contre la race nègre peuvent rendre une telle chose possible dans ce pays. J’ai eu l’occasion de voyager à l’étranger et je suis persuadée qu’une telle chose n’aurait pas été tolérée un seul jour dans un autre pays civilisé. » Un pasteur blanc, Robert Stuart MacArthur, s’indigne aussi avec ces mots : « Nous envoyons nos missionnaires en Afrique pour christianiser les gens, et nous ramenons un Africain ici pour le brutaliser. »
Libre, « seul, pensif, triste »

Sans doute l’apparition de critiques de plus en plus virulentes couplée aux réactions de plus en plus violentes d’Ota Benga – il mord, donne des coups de pied, se bat, s’arme d’un couteau – finissent pas convaincre Hornaday de s’en débarrasser. Et, le 28 septembre, c’est accompagné par Samuel Phillips Verner que le jeune Mbuti quitte le zoo pour rejoindre le Howard Coloured Orphan Asylum de Weeksville, dont James H. Gordon est alors superintendant. Il va y rester près de quatre années et y recevoir une forme d’éducation occidentale. (...)

Dans la soirée du 19 mars 1916, il allume un feu dans un champ et danse autour, comme en transe. Plus tard dans la nuit, il se tire une balle de pistolet en plein cœur. Ses funérailles auront lieu deux jours plus tard, le 22 mars, en l’église baptiste Diamond Hill de Lynchburg. (...)

Bien des années plus tard, la Wildlife Conservation Society a présenté des excuses publiques pour avoir maintenu un homme enfermé dans une cage de zoo. C’était le 29 juillet 20203.