
Dans le pays aux 400 guerres, la violence fait partie de la vie quotidienne.
Le soft power américain avait suffi à conquérir l’Europe à bas bruit — nous faisons aujourd’hui, comme le reste du monde, l’expérience de la brutalité d’une nation guerrière à l’Ouest.
Alors qu’Arte diffuse ce soir le documentaire « L’Amérique en guerre », nous revenons avec Pierre Haski sur l’actualité d’une histoire militaire réactivée par le tournant impérial de Trump. (...)
L’une des choses qui paraissent les plus évidentes en regardant votre documentaire, c’est jusqu’à quel point on ne peut pas penser les États-Unis sans passer par la guerre. Cette dynamique est-elle aujourd’hui bouleversée ou réinvestie sous une autre forme par le visage hyper-impérial projeté par l’administration Trump ? Ou bien percevez-vous des lignes de continuité qui prolongent cette histoire ?
Ce qui frappe aujourd’hui, quand on se rend aux États-Unis, c’est évidemment la place de cette identité militaire. Les Américains le vivent comme si c’était naturel et universel, alors que c’est un phénomène extrêmement américain.
À quels symboles pensez-vous en particulier ?
Par exemple, la place des vétérans. La phrase qu’on entend le plus aux États-Unis c’est : « thank you for your service ». Dès qu’il y a un ancien combattant, il reçoit des remerciements — que ce soit pour monter dans un avion, parce qu’on fait monter d’abord les anciens combattants, ou pour bénéficier d’une réduction pour aller au cinéma ou au football américain, il y a cette phrase rituelle. (...)
La place du drapeau et de l’hymne national aussi (...)
aujourd’hui, on a l’impression que c’est un rituel qui existe depuis toujours, totalement ancré. Les gens chantent la main sur le cœur, ils pleurent. C’est un moment de sublimation collective fort. (...)
Je pense aussi à un troisième phénomène spectaculaire aux États-Unis : les reconstitutions de batailles. (...)
C’est assez frappant et assez stupéfiant : les Amérindiens reconstituent leur propre défaite pour un public de touristes, la bataille de Guam — une bataille clef du Pacifique — est reconstituée dans le Kansas avec des milliers de figurants, des milliers de spectateurs et des avions qui passent en rase-motte.
La guerre fait donc partie de la vie.
Comment l’expliquez-vous ?
La Seconde Guerre mondiale est le moment le plus magnifique de l’histoire américaine. La génération qui l’a gagnée a été surnommée la « Greatest Generation ». Ce sont les plus beaux, ceux qui ont gagné une victoire totale contre des ennemis clairement identifiés : le nazisme et le militarisme japonais. Depuis ce moment, ils ont eu des semi-victoires (la Corée) et de véritables défaites (le Vietnam, l’Afghanistan ou l’Irak). Il y a donc un doute et une usure qui s’est emparé des États-Unis face au fardeau de « gendarmes du monde ».
C’est là notre intuition de départ : cette fatigue américaine, ces images terribles de Kaboul, qui rappellent celles de Saïgon — donc une répétition en plus dans la théâtralisation de la défaite — et cette interrogation : quand est-ce qu’on change d’air ?
Nous n’imaginions pas, en démarrant le tournage il y a plus d’un an, qu’on serait aujourd’hui dans un virage complet, et non pas tant sur la place du militaire dans le dispositif, mais sur la vision du monde que développe le nouveau président.
Nous sommes entrés dans une ère nouvelle.
J’ai employé le terme de « troisième voie » parce que c’est celui qui me semble le plus approprié pour décrire une situation qui ne correspond pas aux typologies existantes et qui reste encore à définir et à analyser concrètement. Il s’agit d’une manière de maintenir l’hégémonie américaine sans le dispositif mis en place en 1945, comme les alliances, le multilatéralisme, le soft power.
Nous sommes dans une hégémonie basée sur le rapport de force. (...)
Nous sommes entrés dans une ère nouvelle.
J’ai employé le terme de « troisième voie » parce que c’est celui qui me semble le plus approprié pour décrire une situation qui ne correspond pas aux typologies existantes et qui reste encore à définir et à analyser concrètement. Il s’agit d’une manière de maintenir l’hégémonie américaine sans le dispositif mis en place en 1945, comme les alliances, le multilatéralisme, le soft power.
Nous sommes dans une hégémonie basée sur le rapport de force. (...)
Trump finira, comme tout le monde, par accepter que le déploiement militaire reste un outil qui fonctionne. C’est Dominique de Villepin qui disait à propos de la France : « le bouton militaire est le seul bouton qui marche sur le bureau du président. » Ce n’est pas très aimable, mais ce n’est pas totalement faux. (...)
Nous avions simplement mentionné la guerre de 1812 contre les Anglais, qui étaient encore présents dans les territoires du Nord, donc ce qui est aujourd’hui le Canada. Mais nous n’avions pas développé ce passage. Et tout à coup, Trump déclare : « Je veux faire du Canada le 51ᵉ État des États-Unis » et il se met à surnommer Trudeau « le gouverneur de la province du Canada ». Nous avons donc développé ce passage pour montrer à quel point la pensée et les références de Trump sont celles du XIXe siècle.
En d’autres termes, non seulement il se place, du point de vue des représentations, avant 1945 et la construction de cet ordre mondial actuel, plutôt finissant, mais il va bien au-delà, dans la période de conquête impériale du XIXe siècle.
En 1812, les Américains attaquent les forces britanniques et proposent au Canada (qui ne s’appelle pas encore le Canada) de devenir le 14e État de l’Union. Ils perdent cette guerre, et le Canada voit le jour des années plus tard, à la frontière nord des États-Unis. Quand, deux siècles plus tard, Donald Trump dit « Je veux que le Canada soit le 51ᵉ État », ce n’est pas l’expression d’une lubie de quelqu’un qui se réveille un jour en disant « je vais conquérir le Canada » : il s’agit d’une référence à quelque chose qui a existé dans la pensée américaine à une période antérieure. (...)
Ce qui frappe aujourd’hui, quand on se rend aux États-Unis, c’est évidemment la place de cette identité militaire. Les Américains le vivent comme si c’était naturel et universel, alors que c’est un phénomène extrêmement américain.
À quels symboles pensez-vous en particulier ?
Par exemple, la place des vétérans. La phrase qu’on entend le plus aux États-Unis c’est : « thank you for your service ». Dès qu’il y a un ancien combattant, il reçoit des remerciements — que ce soit pour monter dans un avion, parce qu’on fait monter d’abord les anciens combattants, ou pour bénéficier d’une réduction pour aller au cinéma ou au football américain, il y a cette phrase rituelle. (...)
La place du drapeau et de l’hymne national aussi (...)
aujourd’hui, on a l’impression que c’est un rituel qui existe depuis toujours, totalement ancré. Les gens chantent la main sur le cœur, ils pleurent. C’est un moment de sublimation collective fort. (...)
Je pense aussi à un troisième phénomène spectaculaire aux États-Unis : les reconstitutions de batailles. (...)
C’est assez frappant et assez stupéfiant : les Amérindiens reconstituent leur propre défaite pour un public de touristes, la bataille de Guam — une bataille clef du Pacifique — est reconstituée dans le Kansas avec des milliers de figurants, des milliers de spectateurs et des avions qui passent en rase-motte.
La guerre fait donc partie de la vie.
Comment l’expliquez-vous ?
La Seconde Guerre mondiale est le moment le plus magnifique de l’histoire américaine. La génération qui l’a gagnée a été surnommée la « Greatest Generation ». Ce sont les plus beaux, ceux qui ont gagné une victoire totale contre des ennemis clairement identifiés : le nazisme et le militarisme japonais. Depuis ce moment, ils ont eu des semi-victoires (la Corée) et de véritables défaites (le Vietnam, l’Afghanistan ou l’Irak). Il y a donc un doute et une usure qui s’est emparé des États-Unis face au fardeau de « gendarmes du monde ».
C’est là notre intuition de départ : cette fatigue américaine, ces images terribles de Kaboul, qui rappellent celles de Saïgon — donc une répétition en plus dans la théâtralisation de la défaite — et cette interrogation : quand est-ce qu’on change d’air ?
Nous n’imaginions pas, en démarrant le tournage il y a plus d’un an, qu’on serait aujourd’hui dans un virage complet, et non pas tant sur la place du militaire dans le dispositif, mais sur la vision du monde que développe le nouveau président.
Nous sommes entrés dans une ère nouvelle.
J’ai employé le terme de « troisième voie » parce que c’est celui qui me semble le plus approprié pour décrire une situation qui ne correspond pas aux typologies existantes et qui reste encore à définir et à analyser concrètement. Il s’agit d’une manière de maintenir l’hégémonie américaine sans le dispositif mis en place en 1945, comme les alliances, le multilatéralisme, le soft power.
Nous sommes dans une hégémonie basée sur le rapport de force.(...)
Nous avions simplement mentionné la guerre de 1812 contre les Anglais, qui étaient encore présents dans les territoires du Nord, donc ce qui est aujourd’hui le Canada. Mais nous n’avions pas développé ce passage. Et tout à coup, Trump déclare : « Je veux faire du Canada le 51ᵉ État des États-Unis » et il se met à surnommer Trudeau « le gouverneur de la province du Canada ». Nous avons donc développé ce passage pour montrer à quel point la pensée et les références de Trump sont celles du XIXe siècle.
En d’autres termes, non seulement il se place, du point de vue des représentations, avant 1945 et la construction de cet ordre mondial actuel, plutôt finissant, mais il va bien au-delà, dans la période de conquête impériale du XIXe siècle.
En 1812, les Américains attaquent les forces britanniques et proposent au Canada (qui ne s’appelle pas encore le Canada) de devenir le 14e État de l’Union. Ils perdent cette guerre, et le Canada voit le jour des années plus tard, à la frontière nord des États-Unis. Quand, deux siècles plus tard, Donald Trump dit « Je veux que le Canada soit le 51ᵉ État », ce n’est pas l’expression d’une lubie de quelqu’un qui se réveille un jour en disant « je vais conquérir le Canada » : il s’agit d’une référence à quelque chose qui a existé dans la pensée américaine à une période antérieure. (...)
on pourrait dire la même chose du Groenland. L’Alaska a été acheté à la Russie, tout comme la Louisiane à la France, à une époque où cela se faisait, où on pouvait acheter des territoires. On se faisait alors un « Monopoly » entre puissances qui pouvaient s’entendre. Cette histoire d’« empire » est donc intéressante en ce que, au XIXe siècle, la notion d’empire est évidemment totalement présente.
Les Américains ne reconnaissent pas ce mot d’« empire », ils ne se sont jamais véritablement considérés comme un empire, même si, de fait, ils l’ont été. Le propre d’un empire, c’est de ne pas avoir de frontières totalement définies.
Les États-Unis se sont construits en étendant leurs frontières en permanence : une fois qu’ils sont arrivés au Pacifique, ils sont partis ailleur)s. Mais aujourd’hui, Trump réhabilite cette notion, tout comme Poutine ou Xi Jinping sont les émanations de leurs empires passés. C’est une des dominantes, je pense, de la politique internationale aujourd’hui que d’avoir cette résurgence d’empires — on pourrait rajouter Erdogan en Turquie, ou même Orban en Hongrie — qui sont des empires qui ont mal fini et dont les appétits de puissance sont en train de renaître. (...)
– voir le documentaire
(Arte Documentaire, 91min.Disponible jusqu’au 08/06/2025)
L’Amérique en guerre
À l’heure où Donald Trump menace de mettre en oeuvre ses visées expansionnistes, Pierre Haski nous propose une plongée passionnante dans l’épopée militaire de l’Amérique, nation née dans la guerre avant de s’imposer tardivement en « gendarme du monde » – un rôle désormais contesté.