
Pourquoi la situation économique et sociale de certaines populations se détériore-t-elle après l’introduction d’une technologie plus avancée ? Comment comprendre que le progrès technique n’aille pas de pair avec une prospérité à la fois accrue et mieux partagée ? C’est à ces questions paradoxales que s’attelait l’ouvrage de Daron Acemoglu et de Simon Johnson, Power and Progress, paru en mai 2023. Soli Ozel en proposait une recension que nous relisons avec profit, alors que les deux auteurs, ainsi que James A. Robinson, ont été récompensés du prix Nobel d’économie le 14 octobre 2024. En quoi l’idée erronée du déterminisme technologique, selon lequel le progrès avance inéluctablement sur ses voies propres, efface-t-il toute notion de choix politique ? Quels risques l’IA fait-elle courir à la démocratie ? À l’inverse, comment l’IA pourrait-elle réellement être mise au service de l’intérêt général ? Une lecture proposée par Soli Özel.
(...) on constate que les hommes entretiennent une relation épineuse et contrariée à la technologie, faite de crainte et nourrie de la croyance que l’évolution technologique ne peut être entravée, parce qu’elle conduit d’elle-même à des gains de productivité bientôt suivis par un progrès généralisé.
Or, une telle approche néglige la possibilité que préférences politiques, rapports de force et répartition du pouvoir au sein de la société influent de façon déterminante sur l’orientation du développement technologique. Plus important encore, elle n’envisage pas le lien entre technologie et bien commun et ne mène aucun débat sur les conséquences négatives de certains choix. (...)
les auteurs affirment qu’il n’est pas possible de comprendre le "progrès", qui inclut le développement technologique, ni la question de la répartition des richesses, sans prendre en compte la dimension du pouvoir. Leur thèse, qu’ils étayent par des exemples historiques, est que la contribution de la technologie au bien commun n’a été rendue possible que grâce aux luttes sociales : elle n’a pas été spontanée. (...)
Dans ce contexte, les auteurs déplorent que les débats sur l’IA soient isolés de leur contexte social ; il faudrait au contraire empêcher les entreprises qui disposent du monopole sur une technologie de déterminer, seules, de l’orientation de cette technologie. C’est d’ailleurs dans cette optique que s’inscrivent les débats législatifs au sein de l’UE et même aux États-Unis.
Technologie, progrès et répartition des richesses, d’hier à aujourd’hui (...)
les grands progrès technologiques réalisés au cours d’une période donnée ne contribuent pas nécessairement à l’augmentation du bien commun. (...)
Bien que sous-estimée, la conjoncture internationale joue également, au côté de l’organisation politique, un rôle essentiel pour favoriser le partage de la prospérité. L’existence de l’Union soviétique et le contexte de la guerre froide ont été des leviers importants dans la période d’une trentaine d’années qui suivit la Seconde Guerre mondiale et où la répartition des revenus a été la plus équitable de l’histoire mondiale. (...)
C’est l’existence d’un système économique alternatif et les équilibres établis grâce à l’organisation des travailleurs dans les pays développés qui ont conduit à un tel résultat. Selon les auteurs, deux évolutions, dont les fondements ont été posés au début du XXe siècle, ont défini la structure de l’après-guerre : d’une part, "la direction prise par les nouvelles technologies, qui ont généré non seulement des économies grâce à l’automatisation, mais aussi une multitude de nouvelles tâches, de nouveaux produits et de nouvelles opportunités ; d’autre part, une structure institutionnelle qui a renforcé les contre-pouvoirs des travailleurs et de la réglementation gouvernementale".
Le paradigme de cette période de "prospérité partagée" a perdu de son aura dans les années 1970 après le quadruplement des prix du pétrole dû à la guerre israélo-arabe de 1973. Le nouveau modèle n’était pas du tout favorable à l’approche égalitaire de la distribution.
Une nouvelle vision, l’intelligence artificielle et ses conséquences (...)
À la fin des années 1970, la thèse selon laquelle les entreprises n’avaient pour tâche que de maximiser leurs profits et de protéger la richesse des actionnaires s’est largement imposée. Dans ce nouveau contexte, puisque la maximisation des profits passait par la réduction des coûts de main-d’œuvre, les technologies numériques ont évolué afin de faciliter l’automatisation et l’élimination de la main-d’œuvre non qualifiée.
Les différentes voies de développement, qui avaient commencé à germer au début des années 1970 sous l’impulsion originale de techno-hackers, ont été abandonnées. (...)
Selon les auteurs, les problèmes sociaux générés par un tel système de développement ont donné lieu à une crise profonde, en particulier aux États-Unis, où a prospéré le trumpisme. Les pays d’Europe occidentale ont connu un processus similaire, bien que moins destructeur. Ajoutez à cela, dans un second temps, le nouveau jouet de visionnaires technologiques, appelé "Intelligence Artificielle" : les choses ont dès lors empiré sur un plan à la fois économique, social et politique. (...)
"l’IA est désormais un acquis et s’est ancrée dans les esprits, ce d’autant plus qu’elle enrichit et renforce les élites qui orientent la technologie vers l’automatisation et la surveillance...".
Cette technologie est utilisée de plus en plus largement parce qu’elle peut exécuter des fonctions humaines routinières, ce qui facilite la suppression du travail. Elle n’augmente pas la productivité et n’est pas utilisée pour créer de nouveaux emplois comme aux époques précédentes. (...)
"Le marketing autour de l’IA est tel que de nombreuses entreprises l’utilisent sans savoir pourquoi. Tout le monde voudrait prendre le train de l’IA".
Outre une préférence aveugle pour l’automatisation, l’IA contribue également à instaurer un régime de surveillance permanente. Cette tendance, qui a d’abord touché les lieux de travail des ouvriers, s’étend progressivement aux employés.
Technologies complémentaires de l’homme
Arguant que cette voie n’était pas pré-écrite, les auteurs écrivent que "l’approche actuelle qui domine la troisième vague de l’IA, basée sur la collecte massive de données et l’automatisation incessante, est un choix. (...)
’il porte atteinte aux moyens de subsistance des travailleurs. Il détourne également l’énergie et la recherche d’autres orientations socialement plus bénéfiques pour les technologies numériques d’usage général." (...)
Selon leur approche, qu’ils appellent "Machine Utility" (ou "service rendu par la machine"), "les machines et les algorithmes peuvent et doivent avant tout améliorer la productivité des travailleurs dans leurs emplois actuels". Deuxièmement, les technologies doivent créer de nouveaux emplois pour les travailleurs. (...)
Troisièmement, les nouvelles technologies et les machines qui les utilisent peuvent être conçues pour être plus utiles en rendant l’information précise plus accessible, afin d’améliorer la prise de décision. Quatrièmement, si les nouvelles technologies peuvent être utilisées pour faciliter la rencontre de personnes ayant des compétences et des savoir-faire différents, elles augmenteront également le dynamisme économique. Toutefois, estimant que les entreprises ne voudront pas investir d’argent dans une telle direction, les auteurs concluent sur une note pessimiste : "les machines à complémentarité humaine ne sont pas très attrayantes pour des organisations obnubilées par un objectif de réduction des coûts". (...)
le récit qui domine actuellement est celui qui favorise les intérêts des grandes entreprises technologiques, même si "la productivité n’augmente pas à proportion égale de l’automatisation basée sur l’IA". Dans ce cas, "à partir du moment où tout le monde sera convaincu que les technologies de l’IA sont indispensables, les entreprises investiront dans l’IA, même s’il existe d’autres moyens plus bénéfiques d’organiser la production". S’il en va ainsi, l’appauvrissement relatif des classes moyennes, pilier des démocraties, s’accélérera. Et l’histoire nous enseigne que de telles périodes vont de pair avec une montée de l’autoritarisme. (...)
Comment sauver la démocratie ?
L’un des chapitres les plus pessimistes du livre s’intitule "Faillite démocratique". Après avoir rappelé qu’Internet et, plus tard les médias sociaux avaient autrefois participé à renforcer les mouvements démocratiques et à faciliter la résistance des sociétés aux régimes corrompus, les auteurs résument la situation actuelle comme suit : "dès lors que les outils [numériques] ont commencé à être utilisés principalement pour la collecte et le traitement massifs de données, ils sont devenus des outils puissants entre les mains des gouvernements et des entreprises désireuses de surveiller et de manipuler les populations. Au fur et à mesure que celles-ci perdaient du pouvoir, le contrôle s’est intensifié aussi bien dans les pays autocratiques que démocratiques, et de nouveaux modèles commerciaux fondés sur la monétisation et la maximisation de l’engagement des utilisateurs, souvent mobilisés grâce à des contenus polémiques ou clivants, ont prospéré." (...)
Toutefois, les auteurs notent que "l’utilisation abusive des outils numériques contre les groupes d’opposition n’est pas l’apanage des dictatures". (...)
La technologie numérique n’est ni démocratique ni antidémocratique en soi. Ce sont les décisions et les choix relatifs à son utilisation qui la font telle. (...)
Après toutes ces critiques, les auteurs concluent par quelques suggestions qui, selon eux, permettront de ralentir voire d’inverser la tendance dans la période à venir. Leur optimisme quant à la possibilité d’une nouvelle voie pour la technologie de l’IA s’inspire des luttes politiques courageuses et des succès du mouvement progressiste du début du 20e siècle, alors que l’on considérait les efforts de la société civile, dans un pays comme les États-Unis, comme voués de façon presque certaine à l’échec (...)
Les auteurs résument ainsi leur position : ce qu’il faut, c’est "un cadre institutionnel adéquat et des incitations façonnées par des politiques publiques qui soient soutenues par un récit constructif, afin d’inciter le secteur privé à s’éloigner des excès d’automatisation et de surveillance et à se tourner vers des technologies plus respectueuses des travailleurs".
Un environnement politique démocratique et un espace de débat qui ne soit empoisonné ni par des géants de la haute technologie exclusivement intéressés par leur profit ni par les médias sociaux qu’ils contrôlent sont les conditions préalables à toute avancée en ce sens.