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Atelier d’Écologie Sociale et Communalisme
Murray Bookchin : pour une éco-analyse des sociétés contemporaines
#MurrayBookchin #communalisme #ecologiesociale
Article mis en ligne le 26 février 2025
dernière modification le 23 février 2025

Pierre Sauvêtre, auteur d’un livre consacré à la pensée de Murray Bookchin, revient sur la pertinence et l’actualité de son écologie sociale.

La multiplication des publications autour de l’histoire de la pensée écologiste, qu’il s’agisse de rééditions, de traductions ou de perspectives historiques (comme dernièrement Les racines de l’écologie libertaire ou Figures de l’écologisme) bat en brèche l’idée selon laquelle il est impossible d’imaginer une société réconciliée avec la nature.

Avec Murray Bookchin ou l’objectif communocène. Écologie sociale et libération planétaire, le sociologue Pierre Sauvêtre, spécialiste de Michel Foucault, s’inscrit dans cette dynamique et offre à la fois une riche introduction et un prolongement contemporain à la pensée de l’écologiste américain Murray Bookchin, souvent associé au courant anarchiste.

Pierre Sauvêtre  : Murray Bookchin (1921-2006) s’est politisé très jeune dans le milieu de la gauche radicale new-yorkaise des années 1930, il a appartenu aux jeunesses communistes, puis il est devenu trotskiste, mais c’est parmi les anarchistes de la révolution espagnole de 1936 qu’il a trouvé l’inspiration véritable d’un socialisme démocratique révolutionnaire à laquelle il restera fidèle toute sa vie.

À partir du début des années 1950, il commence à étudier de près les questions environnementales comme les effets de la pollution sur l’alimentation et la santé, l’urbanisation galopante, les risques de l’énergie nucléaire et devient l’un des pionniers de l’écologie aux États-Unis en alertant le public sur le problème des pesticides. Dans les années 1960, ses réflexions sur l’écologie rencontrent le mouvement de la contre-culture et sa critique généralisée d’une société capitaliste et conservatrice. Il s’y investit pleinement, avant de participer à de nombreuses actions au sein du mouvement écologique émergent. (...)

On présente souvent l’écologie sociale comme une critique sociale résultant du présupposé affirmé par Bookchin dès les années 1960 suivant lequel «  l’obligation faite à l’humain de dominer la nature découle directement de la domination de l’humain sur l’humain  ». Il a lui-même utilisé cette présentation simplificatrice pour mettre le doigt sur la conséquence politique selon lui cruciale que la résolution de la crise écologique planétaire dépendait de la capacité des humains à s’attaquer aux déséquilibres sociaux et à les résoudre. L’écologie sociale comme parti pris intellectuel est donc l’idée que l’amélioration de la situation écologique ne peut se produire que par une critique de la domination sociale. L’écologie sociale se résume alors à la critique de toutes les hiérarchies fondées non seulement sur les classes, mais sur le genre, la race ou l’âge, et celle-ci doit être au cœur de la transformation sociale pour Bookchin.

Cependant, il me semble qu’une des limites de cette définition de l’écologie sociale comme équivalant à une critique sociale est de faire disparaître le lien qui existe pourtant dès le départ dans la pensée de Bookchin entre l’écologie comme science et l’écologie sociale. Autrement dit, cette première définition masque une seconde définition de l’écologie sociale comme méthode scientifique qui consiste, suivant une autre citation de Bookchin, à «  ramener la société dans le cadre d’analyse de l’écologie  ». C’est cette seconde définition que j’ai voulue mettre en avant dans le deuxième chapitre du livre avec la formule d’«  éco-analyse de la société  ». (...)

Il me semble aujourd’hui que, à un moment où la crise écologique et climatique annoncée par Bookchin dès les années 1960 s’est transformée en catastrophe planétaire, rien n’est plus urgent pour les sociétés que de faire leur éco-analyse. Enfin, si l’on veut donner une définition intégrale de l’écologie sociale, cette dimension scientifique doit être finalement complétée par la pratique reconstructive, clinique, qui en découle, et qui consiste dans l’humanisation des facteurs écologiques qui ont permis le progrès de la nature autre qu’humaine. Bookchin a ainsi identifié dans une éthique de la complémentarité des différences, basée sur les valeurs humaines du soin apporté à autrui, de la co-participation, de la mutualisation, de la spontanéité ou encore de la subjectivité, le socle des relations sociales permettant d’en finir avec notre société éco-pathologique. (...)

Ce que Bookchin promeut est une décentralisation écologique de l’organisation sociale, c’est-à-dire une dispersion des groupements de population jusqu’ici concentrés, de leurs infrastructures et de leurs activités économiques en un ensemble de villes et villages décentralisés sur le territoire qui soient adaptés aux écosystèmes locaux ou, selon son vocabulaire, aux «  éco-communautés  » locales de plantes et d’animaux. Cela implique en premier lieu une décentralisation des plus grandes métropoles, mais celle-ci ne va pas sans une décentralisation – et une transformation – des infrastructures agricoles, énergétiques, techniques et économiques. (...)

Son décentralisme fait de la région l’échelle adéquate pour réaliser l’équilibre de l’organisation sociale et des éco-commmunautés. Mais il s’agit, plus que d’une simple décentralisation, d’un éco-décentralisme, au sens de l’incorporation par les systèmes sociaux décentralisés de la rationalité écologique, c’est-à-dire la norme de l’intégration en un ensemble unitaire d’éléments différenciés par le développement de relations mutualistes et non-hiérarchiques de complémentarité. Bookchin prône ainsi une agriculture fondée sur le respect de la diversité biologique des sols, ce qu’on appelle aujourd’hui l’agro-écologie ; dans le domaine énergétique, le développement de systèmes combinant diverses sources d’énergie en étant basés sur une source principale d’énergie localement disponible (par exemple l’énergie solaire dans les régions très ensoleillées, etc.) ; sur le plan économique, une économie régionale fédérant des communes elles-mêmes conçues comme des communautés de production et de consommation dans lesquelles les habitants s’associent pour satisfaire les besoins fondamentaux par la division communale de fonctions économiques complémentaires.

Une caractéristique essentielle, enfin, de cet éco-décentralisme est d’être démocratique, ce qui signifie dans tous les cas l’usage de technologies de taille réduite, ajustées à l’écosystème et démocratiquement appropriables par les habitants à l’échelle locale. (...)

Je pense que Bookchin a été visionnaire, il a alerté sur les pesticides dès le début des années 1950, anticipé le réchauffement climatique dès les années 1960 et été l’un des premiers à souligner l’existence d’une contradiction fondamentale entre le développement du capitalisme et de l’écologie. Bien qu’il soit mort il y a presque vingt ans, sa pensée est donc encore pleinement de notre époque, et, à nouveau, la définition dans l’écologie sociale d’une approche globale unitaire des processus naturels et des processus sociaux est absolument nécessaire si nous voulons pouvoir conscientiser et développer une attitude adéquate devant la violence des événements climatiques que subissent les sociétés contemporaines. En d’autres termes, il faut produire un savoir qui intègre les sciences du vivant et les sciences sociales. (...)

En outre, son projet politique du communalisme comme institution d’une confédération démocratique de communes basées sur des assemblées populaires décisionnaires, qui devrait se substituer à l’État-nation, montre aussi aujourd’hui toute sa pertinence. Quand bien même elles sont minoritaires, des expériences communales comme celles menées par les zapatistes au Chiapas et par les Kurdes au Rojava – dont le leader Abdullah Öcalan s’est inspiré explicitement du communalisme de Bookchin pour mettre en place un «  confédéralisme démocratique  » dans le Nord de la Syrie – sont la preuve que l’État-nation n’a rien d’une forme universelle. Plus précisément, la question de la capacité de la forme-État à approfondir la démocratie est directement posée aujourd’hui, et ce à quoi on assiste d’une façon toujours plus évidente est au contraire la manifestation d’une contradiction entre la forme-État et la démocratie. Dans ces conditions, Bookchin est une référence de plus en plus présente pour les mouvements sociaux qui aspirent à la démocratie sur tous les continents, comme il l’a été par exemple pour une partie des Gilets jaunes en France.

Mais, à cet égard, ce que j’ai voulu faire dans mon livre est de souligner tout l’arrière fond déterminant de la pensée écologique et sociale de Bookchin pour l’articuler au projet politique communaliste. La lecture que je propose consiste à produire un déplacement d’un communalisme restreint au problème de l’organisation politique à un communalisme écologique comme politique de transformation démocratique, sociale et terrestre (...)

l’existence de relations de complémentarité entre les autres qu’humains et les humains est impossible si une société caractérisée par la hiérarchie, l’exploitation et la concurrence continue d’imposer aux dominés les formes de leur interaction avec le monde vivant autre qu’humain. Le communocène signifie donc en outre que c’est seulement par la mise en place d’institutions sociales sous-tendues par des relations mutualistes non-hiérarchiques de complémentarité – que j’identifie dans le livre dans les communs et les communes, et qui ont vocation à se substituer aux institutions sociales de la domination – que la société humaine pourra équilibrer ses relations avec le monde vivant autre qu’humain dans le sens d’un progrès terrestre commun.

 (Editions de l’Atelier)
Murray Bookchin ou l’objectif communocène. Écologie sociale et libération planétaire
Pierre Sauvêtre- 2024 - Editions de l’Atelier - 320 pages