Dans un monde intoxiqué aux pesticides, et notamment au chlordécone, aux PFAS et aux plastiques, comment faire pour continuer à aimer son milieu de vie et protéger ses habitants ? Malcom Ferdinand propose d’inventer d’autres manières d’habiter le monde. En commençant par le décoloniser.
MalcomMalcom Ferdinand est l’auteur d’un livre qui, en 2019, a soufflé comme une bourrasque sur la blanchité du monde écologique français : Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen (Seuil).
Depuis une quinzaine d’années, il enquête sur le scandale du chlordécone, ce pesticide toxique utilisé en Martinique et en Guadeloupe jusqu’à la fin des années 1990 pour la culture de la banane, massivement exporté vers l’Hexagone. Les sols, eaux, rivages et corps des habitant·es aux Antilles restent aujourd’hui imprégnés de ses molécules empoisonnées. (...)
Malcom Ferdinand : Parler de « s’aimer la terre » et donner ce titre à un livre qui parle du chlordécone, c’était un choix volontaire pour ne pas séparer la pollution des réseaux de relations qui l’ont produite. La pollution n’est pas réduite à un objet (les microplastiques, les pesticides, les métaux lourds, etc.), elle est comprise dans l’ensemble des relations dont elle est le symptôme et l’aboutissement. (...)
Dans ce sens-là, dépolluer consiste à se défaire de ces relations polluantes et meurtrières et à réinventer d’autres manières d’habiter la Terre. Cela implique donc de sortir de la pollution comme horizon unique d’action. Prenons l’exemple du chlordécone. Il pourrait rester dans les sols pendant dix mille ans.
C’est à la fois grave et en même temps, il y a quelque chose de fou à faire de l’élimination de ce produit l’horizon d’une action politique, sachant qu’une vie humaine dure quatre-vingts ans. Et que c’est techniquement impossible à cette échelle de temps d’en débarrasser complètement les corps humains et les écosystèmes en Martinique et en Guadeloupe.
D’autant que dépolluer ne dit rien de la société ou du monde qui est représenté par cette dépollution. La dépollution n’est pas intrinsèquement antifasciste. Sur l’affaire du chlordécone, le gouvernement français a inventé tout un plan interministériel avec des recherches financées qui ne touchent absolument pas à la question politique, à la question de la société, à la question démocratique. (...)
Au fond, de la pollution à la dépollution, on a un ordre socioracial, colonial, patriarcal qui est maintenu.
Quelles perspectives politiques ouvre l’idée de « s’aimer la Terre » ?
Partout dans le monde, et pas seulement aux Antilles, la limite planétaire des entités de chimie de synthèse nouvelle est excédée. La question qui se pose à nous n’est plus celle d’une pureté qui serait à atteindre par une hypothétique dépollution. C’est plutôt : comment relationner, comment faire avec une Terre qui n’est plus indemne de produits toxiques. Comment puis-je encore l’aimer ?
Paradoxalement, ma contamination est aussi la trace d’une connexion à l’ensemble du reste du vivant.
Aux Antilles, il se trouve que le mécanisme qui a permis cette souillure est un processus colonial. La réparation implique donc une forme de processus décolonial. J’essaie de faire une distinction entre dépollution et réparation. D’un côté, il y a quelque chose qui est un processus technique, et de l’autre un processus politique qui a à voir avec la manière dont les gens font société. Les pollutions chimiques ont souillé le tissu du vivant, mais ont aussi porté atteinte à ce réseau de relations qu’on peut appeler le monde.
Quand on y pense, c’est comique : on invente une molécule, le chlordécone, qui a pour fonction de tuer de manière durable un petit insecte, le charançon. Et puis soudainement, on s’étonne qu’il cause du tort aux humains, et que cela se répercute sur toute une chaîne qui va du charançon au cachalot, en passant par les crabes, les algues, les oiseaux, les vaches. Et donc, paradoxalement, ma contamination est aussi la trace d’une connexion à l’ensemble du reste du vivant. (...)
Soit on se contente de discours sur la protection de la biodiversité. Soit on met en place une invention politique : une véritable démocratie environnementale.
Si une poignée de personnes ont décidé d’utiliser un pesticide dans des terres et que ces pesticides se retrouvent dans mon corps, alors j’ai automatiquement le droit de participer à la décision de ce qui se passe dans cette plantation. (...)
les propositions qui sont profondément démocratiques vont à l’encontre du fascisme. Ça, c’est la base.
Mais derrière, il y a aussi la position qui consiste à vouloir composer un monde, habiter la Terre avec celles et ceux qui ne me ressemblent pas, des personnes de différentes classes sociales. Avec l’autre. Là où le fascisme a plutôt tendance à vouloir réduire les possibilités d’une coexistence avec l’autre. Le fascisme dit : « Je n’ai pas besoin de l’autre pour faire monde. Je n’ai pas besoin de vous. Je peux me cantonner dans mon espace. »
Moi, je veux qu’on s’aime la Terre... Et cela requiert d’être antifasciste. Mais on peut être antifasciste sans pour autant être écolo. Dans ma proposition, il y a aussi cette question très écologique de vouloir habiter avec ce que représente le charançon dans cette affaire, c’est-à-dire, l’ensemble du tissu vivant de la Terre.
On veut habiter avec l’ensemble du vivant qui ne nous ressemble pas. Plus encore, l’autre est une condition nécessaire pour habiter la Terre. (...)