
Adoptée par l’Assemblée nationale le 29 avril, la loi narcotrafic a bénéficié d’une importante exposition médiatique. Néanmoins, deux dispositions particulièrement liberticides sont passées inaperçues. Il s’agit de la possibilité pour les préfets de fermer administrativement des commerces, et de prendre des « interdictions de paraître ». Au mépris de la séparation des pouvoirs.
« On dépossède le juge judiciaire, garant des libertés individuelles, au profit de l’administration », analyse Yves Levano, avocat au barreau de Paris. « On va donner tous les pouvoirs aux policiers », abonde son confrère Kamel Derouiche, dont une partie des clients sont accusés de trafic de stupéfiants. Tous les avocats interrogés sur le sujet sont unanimes : certaines dispositions de la loi narcotrafic s’inscrivent dans un mouvement de renforcement des pouvoirs répressifs de l’administration, en particulier des préfets, et par conséquent du ministère de l’Intérieur.
Deux articles en particulier trahissent une volonté politique de réduire les garanties des justiciables au profit d’un pouvoir administratif qui s’étend d’année en année. L’article 24 permet aux préfets de prendre des interdictions de paraître dans un lieu déterminé, pour une durée d’un mois maximum, à l’encontre de toute personne participant à « l’occupation, en réunion et de manière récurrente, d’une portion de la voie publique, d’un équipement collectif ou des parties communes d’un immeuble à usage d’habitation, en lien avec des activités de trafic de stupéfiants ». L’article 3 permet aux mêmes préfets d’ordonner la fermeture, pour une durée de six mois renouvelable une fois par le ministre de l’Intérieur, de « tout local commercial, établissement ou lieu ouvert au public (...) lorsque les conditions de son exploitation ou de sa fréquentation rendent possible la commission » des infractions liées au trafic de stupéfiants, ou au blanchiment d’argent.
Pas besoin de preuves quand on a des soupçons (...)
Contrairement aux juges, qui condamnent à l’issue d’un procès théoriquement équitable, sur la base d’un dossier et de preuves, ou à minima d’un faisceau d’indices, les préfets, eux, pourront prendre ces mesures sur la base de simples soupçons et sans procès. (...)
Face à ces mesures, la Défenseure des droits Claire Hédon dénonce un « glissement porteur de risques importants pour les droits et libertés puisqu’il permet l’adoption de mesures similaires à des sanctions sans les garanties afférentes ».
Ces dispositions de la loi narcotrafic vont en effet à l’encontre des garanties essentielles liées à un procès pénal. (...)
Ces possibilités de répression administrative, hors de tout procès, existent déjà dans le droit antiterroriste. L’état d’urgence instauré après les attentats du 13 novembre 2015, et prévu comme son nom l’indique pour être temporaire, permettait d’assigner à résidence ou de perquisitionner des individus sur simple décision du ministère de l’Intérieur. Par la suite, la loi SILT adoptée en 2017, dans les premiers mois de la présidence Macron, a fait entrer dans le droit commun plusieurs dispositions proches de celles de l’état d’urgence, qui a de ce fait pris fin. (...)
Ces atteintes aux libertés individuelles et collectives seront-elles efficaces dans le cadre de la lutte contre le trafic de stupéfiants ? Rien n’est moins sûr. Kamel Derouiche, habitué à défendre des clients accusés de trafic de stupéfiants devant les tribunaux, juge les interdictions de paraître parfaitement inefficaces. (...)
Yann Bisiou, maître de conférence à l’université Paul Valéry de Montpellier et spécialiste des politiques publiques des drogues, considère de son côté que ces interdictions de paraître n’ont pas réellement vocation à lutter contre la vente de stupéfiants. « Ce n’est pas une mesure destinée à lutter contre le trafic, mais à répondre à la réaction sociale face au trafic. Le trafic, aujourd’hui, tout le monde le voit. L’objectif est de le rendre invisible. Comme dans beaucoup de politiques publiques d’Emmanuel Macron, finalement, l’idée est de casser le thermomètre afin qu’on ne puisse plus mesurer la fièvre », considère le chercheur.
Pour autant, les interdictions de paraître pourraient s’avérer particulièrement utiles à Bruno Retailleau. (...)
Au-delà de leur objectif affiché de lutte contre le trafic de stupéfiants, ces mesures pourraient être détournées. « Tout dispositif punitif finit par être détourné de ses cibles. Pour moi, il est évident que ça finira par viser des jeunes racisés, issus des quartiers populaires et n’ayant aucun lien avec le trafic. Cela sera aussi peut-être utilisé contre des migrants. Pour ce qui est des militants, les interdictions de paraître sont déjà utilisées par les juges dans le cadre de certains procès, notamment en comparution immédiate. C’est donc quelque chose qui se multiplie, à la fois par les autorités administratives, et par la justice », note Vanessa Codaccioni, dont les recherches portent sur les méthodes de répression. (...)
Saisine du Conseil constitutionnel
Face à ces mesures qu’ils jugent liberticides, des députés du Parti socialiste (PS) et de la France Insoumise ont d’ores et déjà annoncé saisir le Conseil constitutionnel. (...)
Le groupe LFI est le seul à s’être intégralement opposé au texte. Quatre députés communistes ainsi que les anciens membres de LFI ayant rejoint le groupe des Écologistes ont également voté contre, à l’exception de François Ruffin, qui a préféré s’abstenir. (...)