
Alors que la couverture médiatique des violences sexistes et sexuelles augmente, les victimes sont de plus en plus sollicitées par la presse. Si certaines se disent satisfaites de leur participation à des articles, d’autres posent un regard plus contrasté sur l’expérience. De quoi remettre en cause certaines pratiques journalistiques ?
C’est une explosion sans équivalent : depuis 2014, le volume de contenus médiatiques consacrés aux violences faites aux femmes a été multiplié par six, selon l’édition 2025 de l’Observatoire de la présence des femmes dans les médias français, qui se fonde sur 5 400 programmes télé et radio et 3 000 publications de presse écrite. Cette augmentation est portée par une série d’affaires retentissantes (...)
Puisque la thématique est devenue incontournable — en 2024, 77 % des Français considéraient que les médias et les réseaux sociaux avaient un rôle central à jouer dans la dénonciation des violences sexistes et sexuelles, selon le dernier baromètre du sexisme du Haut conseil à l’égalité — les rédactions interrogent toujours plus de victimes. Comment vivent-elles le recueil de leur parole ? Quelles sont les conséquences de la médiatisation sur leur vie ? Et quels enseignements les journalistes peuvent-ils en tirer ? Via un appel à témoins passé sur Instagram et auprès de deux associations (MeTooMedia et l’AVFT, l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail), La Revue des médias a interrogé 13 femmes et un homme au sujet de leur expérience avec la presse. (...)
les victimes qui sont satisfaites de leur collaboration avec des journalistes soulignent d’abord leur qualité d’écoute. C’est le cas d’Agathe Pujol, « victime pendant onze ans [du comédien] Philippe Caubère », qui s’est aussi confiée à Libération. « Le processus d’enquête est très, très long et le fait de raconter, éprouvant. Mais avec la journaliste, on s’est parlé dans de bonnes conditions et son écoute était qualitative », raconte-t-elle. (...)
Pourtant, seulement quatre des personnes interrogées jugent très positif le traitement de leur affaire par la presse. S’il est possible que les victimes insatisfaites ressentent davantage le besoin de témoigner, on ne peut ignorer les liens entre leurs récits.
« Vache à lait »
En 2021, Rosalie*, journaliste, prend la parole sur les réseaux sociaux dans la foulée du mouvement #MeTooInceste. Une journaliste « d’une radio du service public » la contacte, elle accepte l’interview. « Je pense qu’elle n’était pas formée au recueil de cette parole-là, se souvient la jeune femme. Elle n’a pas reconnu la gravité de ce que j’avais vécu et ne m’a pas prévenu de la diffusion de mon témoignage. J’ai eu le sentiment d’être une vache à lait que l’on trait », regrette-t-elle. Clara*, elle, a apprécié de pouvoir raconter son viol à ses proches en leur envoyant l’article dans lequel elle se livre, avec toutefois un regret : « On a l’impression que mon viol a eu lieu lors d’une soirée étudiante, alors que c’était en vacances. Je suis peut-être restée trop vague par pudeur et c’est du détail, mais j’ai été un peu déçue. » La jeune femme estime qu’elle aurait dû pouvoir « relire » son histoire. (...)
Fatima Benomar, (...) regrette aussi ces « trois heures d’interview pour “Complément d’enquête” », durant lesquelles elle dénonce les « violences systémiques » dans le parti. Un récit finalement « réduit à deux phrases sur Sophia Chikirou ». « J’ai eu le sentiment d’avoir été manipulée », affirme-t-elle.
Quant à Agathe Pujol, après l’enquête de Libération sur Philippe Caubère, elle accepte de livrer un témoignage filmé à une journaliste de France Télévisions. « J’ai senti une volonté de spectaculariser mon témoignage, tout en me faisant croire que c’était pour mon bien. J’ai eu le sentiment d’être un marchepied au service d’une carrière », déplore-t-elle. Avec l’aide de son avocate, elle parvient à faire annuler la diffusion du sujet, mais garde en tête une expérience « très dure à vivre » (...)
Dysfonctionnements systémiques
Pour Rosalie, ces mauvais traitements relèvent des conditions de fabrication de l’information plus que de cas individuels. « En tant que journaliste, j’ai réalisé que moi aussi, j’avais pu traiter certains témoins comme des vaches à lait », reconnaît-elle. Une analyse que partagent les associations accompagnant des victimes dans la médiatisation de leur vécu. (...)
La frustration de certaines victimes est aussi importante que leurs attentes vis-à-vis de la presse, tandis qu’elles s’estiment abandonnées par les institutions (...)