
Amnésiques et dépourvus de sensibilité, les poissons ? En s’intéressant à leur conscience et à leur vie en société, les avancées scientifiques montrent que ces animaux sont bien plus complexes que ce que l’on a longtemps cru.
On en parle comme on parle des métaux, des vêtements et autres marchandises inertes. Les « ressources » en poissons, le « stock » de morues… Ce vocabulaire économique irrigue toutes les discussions sur la mer, des publications scientifiques aux rapports d’associations en passant par les délibérations politiques.
La prochaine conférence des Nations unies sur l’océan, qui se tiendra en juin à Nice, ne déroge pas à la règle : les États promettent d’y réfléchir à la façon de « gérer » les « stocks » halieutiques, afin de les rétablir à des « niveaux » permettant « un rendement constant maximal »… Comme si l’on traitait de machines, et non d’êtres vivants. Est-ce rendre justice aux poissons, dont les facultés ne cessent d’étonner les chercheurs ?
Les a priori ont la vie dure (...)
Tout comme la biologie végétale a permis d’amorcer un changement de regard sur les arbres — auxquels on reconnaît aujourd’hui des capacités de communication — les travaux les plus récents sur la cognition des poissons battent en brèche l’idée selon laquelle ils seraient bêtas. Cette conception a des racines anciennes : sur les rives de la mer Égée, au IVe siècle avant Jésus-Christ, Aristote postulait que les poissons étaient inférieurs aux humains et au reste des mammifères.
Aujourd’hui encore, on les imagine volontiers dénués d’intelligence, de liens sociaux, de sensibilité à la douleur… Situés en bas de l’échelle du vivant, sur des rivages où notre empathie ne saurait s’aventurer. (...)
« Ils n’ont pas d’expressions faciales, sur lesquelles les humains s’appuient beaucoup pour comprendre les autres, complète Lynne Sneddon, professeure à l’université de Göteborg, en Suède, et spécialiste renommée des poissons. Ils ne vocalisent pas non plus dans des fréquences que nous entendons. Les gens qui passent beaucoup de temps avec eux savent qu’ils ne s’intéressent plus à leur nourriture lorsqu’ils ont un problème, que leur couleur change, ou que leurs nageoires s’affaissent. Mais sans moments de qualité avec eux, il peut être difficile de ressentir de l’empathie. » (...)
Depuis une dizaine d’années, les publications sur les facultés mentales et émotionnelles des poissons fleurissent : 68 % des études sur le sujet ont été publiées entre 2010 et 2019, souligne une récente revue de littérature scientifique.
Mémoire, apprentissage et services
Ce bouillonnement de la recherche dévoile la complexité des poissons et de leur perception du monde. Prenons l’un des principaux clichés qui leur colle aux écailles : leur mémoire, qui ne durerait pas plus de trois secondes. Une foule d’études montrent qu’il n’en est rien. En 2013, une équipe de chercheurs a par exemple montré que les gobies construisent, à marée haute, des cartes mentales des fosses rocheuses où ils vivent. Ils se souviennent de la localisation de leur bassin même après en avoir été éloignés pendant quarante jours et déplacés de trente mètres. (...)
Les brochets ont tendance à éviter les hameçons pendant plus d’un an après avoir été pêchés ; les poissons arc-en-ciel à qui l’on laisse le temps de trouver la voie de sortie d’un filet se rappellent encore, un an après cette découverte, du chemin à suivre pour s’échapper… et ce, alors qu’ils ne vivent que deux ans dans la nature.
Plus fascinant encore : en 2016, une équipe de chercheurs des universités d’Oxford et du Queensland a démontré que les poissons-archers — des poissons tropicaux connus pour assommer leurs proies en crachant des jets d’eau à la surface — pouvaient apprendre à reconnaître le visage d’un humain, puis à le distinguer parmi quarante-quatre autres, « alors qu’ils ne rencontrent jamais d’humains à l’état sauvage », s’émerveille Jonathan Balcombe. De quoi rendre jaloux les moins physionomistes d’entre nous.
Murènes et mérous, comme chiens et humains (...)
La recherche a mis en lumière l’existence, sous l’eau, de liens sociaux, de réseaux d’apprentissage et de traditions. Une étude a montré que les saumons atlantiques élevés dans des fermes piscicoles — donc novices en matière de chasse — pouvaient apprendre à capturer de nouvelles proies en regardant faire des congénères expérimentés. (...)
La coopération occupe également une place importante dans leurs existences. Les murènes et les mérous chassent parfois ensemble, les premières ayant pour mission d’effrayer les proies afin que les seconds puissent plus facilement les attraper, et vice-versa. Ce type d’échanges de bons procédés est extrêmement rare dans le monde animal, plus encore entre différentes espèces. Il peut être comparé à la relation entre les chiens et les humains, souligne Culum Brown.
« Neuf fois sur dix, ils s’avèrent capables des mêmes choses que les mammifères »
Un autre cas bien connu de coopération est celui du labre nettoyeur. Ce petit poisson au corps élancé tient des sortes de « stations de lavage » au creux des massifs coralliens, où il enlève les parasites, décrasse les branchies et récure les dents de ses « clients » mérous, murènes et raies. Il peut, en échange, se délecter de leurs peaux mortes.
En se plongeant dans la pléthore de publications portant sur cette espèce, on apprend que ses membres reconnaissent individuellement leurs (nombreux) clients réguliers et gèrent leurs affaires de manière stratégique (...)