Le sociologue Stéphane Beaud analyse les évolutions de la situation des enfants d’immigrés maghrébins au cours des quarante dernières années.
Pour histoirecoloniale.net, le sociologue Stéphane Beaud, spécialiste des milieux populaires en France et auteur notamment de La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), retrace les grandes tendances qui ont marqué la situation des enfants d’immigrés maghrébins au cours des quarante dernières années. L’analyse commence en 1983, date de la Marche pour l’égalité et contre le racisme – dite « des Beurs » –, un « moment d’espoir ». Elle s’achève par une réflexion dépassionnée sur la montée en visibilité depuis les années 2000 de la pratique de la religion musulmane. Stéphane Beaud nous offre ici une précieuse synthèse de ses travaux sur la question que nous sommes heureux de publier (*).
par Stéphane Beaud
Au début des années 1990, le sociologue Abdelmalek Sayad (1933-1998), auteur de travaux pionniers sur l’immigration algérienne en France, avait posé un diagnostic très sûr et aiguisé sur la situation très singulière dans laquelle se trouvaient placés structurellement les enfants d’immigrés maghrébins dans la société française – précisons qu’à l’époque, bon nombre d’entre eux n’avaient pas la nationalité française : « ‘Mauvais’ produits sans doute de la société française, aux yeux de certains, mais produits quand même de cette société. Sortes d’agents troubles, équivoques, ils brouillent les frontières de l’ordre national et, par conséquent, la valeur symbolique et la pertinence des critères qui fondent la hiérarchie de ces groupes et de leur classement ».[2] Trente ans plus tard, ce diagnostic garde toute son actualité et sans doute davantage encore, car la situation structurelle en porte-à-faux de ces enfants d’immigrés maghrébins, souvent dénommés au tout début dans la presse « jeunes d’origine immigrée » est en quelque sorte aggravée ou consolidée, d’une part, par la montée en puissance électorale du FN/RN (concurrencé et titillé sur sa droite par Reconquête, le Parti d’Eric Zemmour) et sa forte institutionnalisation politique (comme le montre sa place désormais acquise à l’Assemblée nationale avec 123 députés RN élus, en juin 2024, au scrutin majoritaire à deux tours) et, d’autre part, par la plus large diffusion ces dernières années dans l’espace public français d’une idéologie ouvertement xénophobe.
Il se trouve que le Front National, depuis sa première percée électorale en 1984, n’a cessé de faire de la « menace », qui serait constituée par la présence en France de nombreux descendants d’immigrés maghrébins, un inépuisable fonds de commerce électoral. (...)
La Marche de 1983, grande source d’espoirs pour cette génération (première partie de l’article). Espoir qui ne résistera pas à l’épreuve du temps, notamment à l’aggravation de la ségrégation spatiale et sociale qui a vu, à partir du milieu des années 1990, se ghettoïser progressivement un nombre croissant de cités HLM, devenues majoritairement des « quartiers d’immigrés », largement abandonnés par les pouvoirs publics. D’où dans ces lieux séparés, vécus comme des univers sociaux de « seconde zone », l’éclosion et la consolidation d’une génération sociale singulière que nous avons proposé d’appeler « génération de cité » (deuxième partie) ; celle-ci semble avoir été marquée et durablement influencée par le revival musulman, sous sa forme quiétiste, qui est apparu depuis le début des années 2000 dans la plupart des pays européens avec une forte immigration maghrébine, ce revival religieux pouvant être interprété comme une nouvelle offre religieuse pouvant satisfaire une forme de quête de réparation sociale chez bon nombre de ces jeunes (troisième partie). Au sein de « cette génération de cité », une attention particulière sera consacrée à la fraction sociale la plus vulnérable, définie comme « à problèmes » par toutes les institutions ; elle appartient structurellement sur le plan socio-économique à la catégorie des Neet (jeunes ni en études, ni en emploi, ni en formation), elle se vit largement comme sans avenir et n’a cessé de s’enfoncer dans les diverses voies de la délinquance (trafic de drogue et banditisme compris) avec parfois la tentation du djihadisme. (...)