Après l’explosion qui a endeuillé et dévasté Beyrouth en 2020, les autorités ont multiplié fausses pistes et fausses informations. Même la destination du cargo porteur de la cargaison finalement destructrice était fictive. Mediapart a remonté son parcours depuis la Géorgie.
Beyrouth (Liban).– C’est un juge d’instruction dont toute la classe politique libanaise parle mais que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas, qui n’auditionne plus personne et vit retranché dans sa maison de Beyrouth, avec son ordinateur et ses deux greffiers, sans que personne sache s’il continue d’enquêter ou s’il a renoncé.
A fortiori, nul ne sait quand il pourrait prononcer l’acte d’accusation que le Liban réclame depuis quatre ans.
Menacé publiquement, violemment diffamé, bloqué dans ses recherches par une institution judiciaire qui a interdit aux policiers d’exécuter ses ordres et libéré les dix-sept suspects qu’il avait fait emprisonner, s’étant emmuré lui-même depuis des mois dans le plus épais des silences, le juge Tarek Bitar est une énigme.
Comme en miroir de cet autre mystère, la phénoménale explosion, le 4 août 2020, du port de la capitale libanaise, une des plus grosses explosions non nucléaires de l’histoire, dont on ne sait toujours pas si elle est d’origine intentionnelle, accidentelle ou le fruit de multiples négligences criminelles. (...)
L’explosion a tué 235 personnes, en a blessé quelque 7 000 autres, faisant des centaines d’invalides, privé 300 000 personnes de leur domicile, selon le bilan de l’organisation Human Rights Watch. Elle a aussi dévasté le port de Beyrouth et les quartiers environnants dans un rayon de plusieurs kilomètres (...)
Elle a accablé davantage, voire traumatisé une population déjà profondément fracturée, saignée par une crise économique et financière sans précédent qui a quasiment fait disparaître la classe moyenne. Elle s’est doublée d’une crise politique qui voit le pays sans président, sans Parlement, sans gouvernement, sans premier ministre, sans chef de l’armée, sans certains hauts magistrats, avec, par surcroît, la guerre à ses portes. (...)
À l’origine de l’explosion, un incendie d’origine inconnue, dans un hangar, a provoqué une première déflagration, puis une seconde, quelques instants plus tard.
Depuis, souligne une source proche de l’enquête, « les autorités ont multiplié les fausses pistes, les fausses informations, les faux témoignages, créant même de faux sites internet, tout ce qui pouvait empêcher l’enquête d’avancer ». (...)
Mais le premier mystère est déjà celui du Rhosus, exemple parfait de bateau-poubelle et de cargo fantôme.
Bateau-poubelle parce que les expert·es s’accordent à reconnaître son mauvais état. (...)
Entre 2008 et 2013, il a été retenu à huit reprises par les autorités portuaires en Algérie, Bulgarie, Roumanie, Turquie et Ukraine, et même au Liban, en juin 2013, à Saïda, où les autorités ont exigé des réparations pour dix-sept défaillances avant de l’autoriser à reprendre la mer. »
Une fausse destination
Cargo fantôme, il ne l’est pas moins. On l’a cru propriété de l’homme d’affaires russe Igor Gretchouchkine. Mais comme le montrera l’enquête d’un consortium de journalistes dans le cadre du projet Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), le Russe n’est qu’un armateur affrétant le cargo pour des opérations ponctuelles. Le véritable propriétaire est le Chypriote Charalambos Manoli, qui se cache derrière un savant montage de sociétés-écrans, ce qui lui vaut de figurer en bonne place dans le scandale des Panama Papers sur le blanchiment d’argent. Cette fois, il opère à travers la firme Teto Shipping, enregistrée aux îles Marshall.
Pour acheter le vieux cargo, Manoli a bénéficié en 2011 d’un crédit de quatre millions de dollars de la banque FBME, filiale chypriote de la Federal Bank of Lebanon. Cette filiale, elle-même, pose problème : le 8 juillet 2014, elle a été accusée par le Trésor américain de blanchiment d’argent et de financement d’organisations terroristes, dont le Hezbollah, et d’avoir facilité l’achat d’armes chimiques pour le gouvernement syrien. (...)
C’est une autre société appartenant à Manoli, la Geoship Company SRL, qui a permis au Rhosus d’avoir un pavillon de complaisance, moldave pour cette fois. Une autre société, Maritime Lloyd, appartenant au même homme d’affaires, a permis au cargo à bout de souffle d’avoir un certificat d’habilitation pour pouvoir prendre la mer.
Le 23 septembre 2013, le Rhosus quitte le port de Batumi, en Géorgie. Il doit se rendre à Beira, au Mozambique, pour livrer sa cargaison à la Fabrique d’explosifs du Mozambique (FEM), une société là encore soupçonnée de divers trafics d’armes illégaux et de fourniture d’explosifs à des organisations terroristes.
Mais Beira n’est qu’une fausse destination. (...)
Trois mois en Méditerranée
Parvenu sur les côtes turques, le Rhosus se livre à un curieux cabotage pendant trois semaines. Il fait de multiples et brèves escales, parfois de quelques heures, revient sur sa trace, repart, comme s’il ne savait où aller. « À l’évidence, il attend un ordre pour décharger sa cargaison mais celui-ci ne vient pas », souligne une source proche de l’enquête.
Finalement, il poursuit son chemin. Escale au Pirée, en Grèce, pendant trois semaines. « Ces escales sont surprenantes. Le nitrate d’ammonium perd ses propriétés actives au bout de six mois et il convenait dès lors de le livrer aussi rapidement que possible », précise Firas Hatoum.
Le Rhosus va pourtant demeurer trois mois en Méditerranée. Toujours, semble-t-il, à attendre des ordres. En Turquie, un nouveau capitaine, Boris Prokochev, un Russe, est monté à bord et quatre des marins ont été remplacés par des Ukrainiens. « C’est le début du complot », avance une avocate libanaise qui travaille sur ce dossier. (...)
Un « complot » ? Il s’avère que l’acheteur de la cargaison n’est nullement la société mozambicaine, mais la compagnie de trading Lavaro Ld, une société-écran, domiciliée au 10 Great Russel Street, à Londres, comme soixante-dix autres du même acabit. C’est elle qui a signé le contrat d’importation, le 10 juillet 2013. Mais avec quel argent, puisque c’est une simple boîte aux lettres ?
Un faux alibi
Brusquement, le Rhosus se déroute sur Beyrouth. (...)
À son arrivée à Beyrouth, le Rhosus présente effectivement un état de corrosion avancé, des conduites hydrauliques et un écho-sondeur hors service, le compartiment adéquat ayant été inondé, sans possibilité de pouvoir vider l’eau. Personne, dès lors, ne peut croire que Spectrum, une société évaluée à 2,5 milliards de dollars, en 2019, à la Bourse d’Oslo (Norvège), a pu confier son précieux matériel à un tel navire, dont on découvrira qu’il n’est même pas assuré, en violation des conventions maritimes internationales.
Une fausse inspection
Dès lors, Spectrum apparaît comme un alibi pour permettre au « bateau de la mort » d’entrer dans le port de Beyrouth au prétexte de prendre une cargaison qu’il n’a pas les moyens de charger. (...)
Avant même son arrivée, le Rhosus est déjà suspecté de trafic illégal d’explosifs. Dans une lettre, datée du 20 novembre 2013, la Force intérimaire des Nations unies pour le Liban (Finul), qui a autorité pour patrouiller l’espace maritime libanais, a demandé aux autorités libanaises d’ordonner à leurs forces navales d’inspecter ses cales, de vérifier les documents douaniers et l’état du bateau alors mouillé en face du port, et de lui remettre un rapport.
Le jour même, à 19 h 40, la marine libanaise assure aux Casques bleus que le Rhosus est… « clear » (« sans danger »). Il va donc pouvoir entrer à Beyrouth avec sa cargaison fatale. (...)
Plus tard, constatant son état déplorable, les autorités décident de le retenir, tout en exigeant des redevances portuaires à Gretchouchkine, qui a subitement disparu. D’autres créanciers se signalent pour « factures impayées », dont l’entreprise danoise Dan Bunkering. Là encore, apparaissent les réseaux russo-syriens (...)
Sur les dix membres d’équipage, quatre, dont le capitaine, sont contraints de rester à bord dans l’attente du paiement. Bientôt ils se plaignent de mourir de faim. Pour survivre, ils vendent le fuel du bateau – les autorités finissent par leur livrer de la nourriture. L’attente dure onze mois.
Un faux déchargement
En raison des risques liés au nitrate d’ammonium enrichi, la cargaison est finalement déchargée en octobre 2014, selon la version officielle.
La fiche d’entrée de la marchandise note son « mauvais état » : sur les 2 750 sacs, seuls 800 sont encore correctement empaquetés. Le reste a été endommagé pendant la traversée ou lors du déchargement. Elle est placée dans l’entrepôt numéro 12, qui accueille les produits dangereux. « Il y avait dans cet entrepôt tout le cocktail nécessaire pour qu’une explosion se produise, indique l’avocat Moussa Khoury, très actif sur ce dossier. Des feux d’artifice trop puissants pour être laissés à la vente, des kilomètres de mèche, des pneus, des tonnes de matières chimiques inflammables. »
Quant au cargo, les autorités l’ont saisi en décembre 2013. Il finira par couler, entre décembre 2017 et mars 2018, près du hangar numéro 12, probablement en raison de son mauvais état.
La cargaison, personne ne la réclame. Elle va donc demeurer six ans dans le même hangar sans aucune précaution. Des rapports font pourtant état de sa dangerosité. Les douanes sonnent l’alarme. À plusieurs reprises. Sans résultat. (...)
Le 21 février 2014, le colonel Joseph Skaff, dans une note manuscrite adressée à ses supérieurs, les avertit que la cargaison « est extrêmement dangereuse », « met en péril la sécurité publique », et demande qu’elle soit placée sous haute surveillance. Non seulement la note restera lettre morte, mais l’officier scrupuleux sera muté à l’aéroport. Puis, selon toute vraisemblance, assassiné, en 2017.
Le 20 juillet 2020, deux semaines avant l’explosion, un rapport des services de sécurité du port adressé au président Michel Aoun et au premier ministre Hassan Diab les informe de graves failles dans la protection du nitrate : le hangar numéro 12 ne fait l’objet d’aucune protection, une porte est ouverte et un trou a été détecté dans le mur côté sud, permettant à quiconque de se servir. « En cas de vol, le voleur peut transformer ces marchandises en explosifs », prévient le rapport, cité par le site d’investigation libanais Daraj.com. (...)
La catastrophe se prépare. Rien ni personne ne peut plus l’arrêter