
La Tunisie, tout comme de nombreux pays du Sud global, est confrontée à une crise multidimensionnelle touchant ses ressources les plus vitales et entrelaçant des aspects économiques, environnementaux et sociaux. Cette crise n’est pas le fruit du hasard, mais bien le résultat d’un long processus historique régi par un ordre économique impérialiste qui érode les capacités des nations périphériques à se développer de manière autonome.
Sommaire
- Néocolonialisme et impérialisme : deux faces d’une même pièce
- Libéralisation du secteur agricole tunisien : un continuum de dépossession, d’extractivisme et (…)
- La quête énergétique de l’Europe en Tunisie : le néocolonialisme vert
Dans cet article, nous examinerons les répercussions de cette crise sur les ressources vitales comme l’eau, l’alimentation et les terres agricoles en Tunisie, dans un contexte de crise économique. Autrement dit, comment l’impérialisme économique, l’ingérence des institutions financières internationales (IFIs) et les politiques néolibérales ont conduit à une dépossession généralisée des ressources et à une dépendance perpétuelle vis-à-vis du Nord global ?
Le système impérialiste génère le transfert de la valeur de la périphérie vers le centre du système mondial capitaliste ou, en d’autres termes, du Sud vers le Nord. Le mode de production capitaliste est à l’origine de l’impérialisme et de son besoin expansionniste pour compenser la baisse du taux de profit. Étant fondé sur l’accumulation perpétuelle du capital et une concurrence permanente entre capitalistes, il nécessite systématiquement des intrants bon marché (la main-d’œuvre, les matières premières, la terre et l’énergie) et de nouveaux marchés pour la commercialisation des marchandises (Marx, 1976 ; Lénine, 1916). Cela implique une expansion impérialiste sans limite.
Le colonialisme a constitué « l’âge d’or du capitalisme » et a permis une répartition sanguinaire des territoires entre puissances impérialistes. La fuite de la valeur du Sud vers le Nord a été un facteur déterminant dans le développement capitaliste, produisant et reproduisant une dynamique d’accumulation du capital dans le noyau impérial, et un appauvrissement de la périphérie (Amin, 1974 ;) et, ainsi, un développement inégal.
Avec la décolonisation, les anciennes puissances coloniales ont cherché à maintenir leur domination impérialiste en instaurant des moyens économiques et monétaires qui préservent leurs intérêts et perpétuent les mêmes inégalités structurelles (Kwame Nkrumah, 1969).
Les mécanismes néocoloniaux tels que l’endettement ou les accords commerciaux inégaux ont fortement contribué à maintenir les pays du Sud dans une position de dépendance vis-à-vis du Nord. La libéralisation du commerce international et la division mondiale du travail ont perpétué cette dynamique de transfert de valeur en enfermant les pays du Sud, fournisseurs de matières premières, dans des rôles subalternes au sein de la chaîne de valeur mondiale [1].
" Les mécanismes néocoloniaux tels que l’endettement ou les accords commerciaux inégaux ont fortement contribué à maintenir les pays du Sud dans une position de dépendance vis-à-vis du Nord"
Par ailleurs, les exportations des pays sous-développés à destination des pays développés sont dévaluées par le bas salaire des travailleur·euses du Sud par rapport à ceux du Nord. Cet échange inégal, souvent favorisé par les investissements étrangers des firmes des nations développées, entraîne un surprofit et transfert de valeur du Sud vers le Nord.
Suite à la crise de la dette des années 80, le FMI et la Banque mondiale ont conditionné toute restructuration de dettes à l’adoption des programmes d’ajustement structurel (PAS). Ces programmes visaient à assainir les économies des pays endettés pour leur insertion dans le marché mondial et développer des activités exportatrices pour rembourser leur dette, sans remettre en cause les relations d’échange inégales.
Les PAS ont perpétué les crises, mettant les économies des pays endettés sous la tutelle des créanciers et imposant des mesures draconiennes aux populations et aux travailleur·euses en premier plan. Ces mesures comprenaient l’adoption de politiques néolibérales, l’austérité budgétaire, la privatisation et la réduction des subventions [2], impactant fortement les droits et conditions de vie des populations.
La Tunisie, comme de nombreux pays du Sud, est devenue économiquement dépendante de l’impérialisme, et en particulier européen, avec un surendettement qui s’est accumulé. En 2021, son endettement représen-tait 80 % de son PIB, dont 50 % de dette extérieure [3]. (...)
L’incorporation de l’agriculture dans un mode de production capitaliste, principalement orienté vers un marché mondial régi par des relations d’échange inégales, a entraîné une exploitation intense des ressources naturelles et humaines. (...)
ce changement de mode de production a aussi créé une dépendance accrue à l’importation des intrants agricoles, à savoir les semences, les céréales fourragères, les engrais, les produits phytosanitaires et les différentes technologies [10]. Cette dépendance croissante aux importations place la Tunisie dans une situation précaire et l’expose fortement aux chocs extérieurs relatifs aux diverses conséquences des crises géopolitiques et économiques notamment (...)
la production agricole, principalement axée sur les cultures commerciales et exportables, consomme près de 80 % des ressources en eau disponibles. Là aussi, les politiques de gestion de cette ressource ont été fortement adaptées aux besoins du marché international et aux exigences du libre-échange. (...)
la priorité accordée à ces cultures a encouragé les agriculteurs et agricultrices à abandonner leurs cultures traditionnelles. Cette politique a engendré une surproduction d’agrumes peu rentable en termes de devises, extrêmement coûteuse et épuisant les ressources hydriques (...)
La Tunisie a recours aux marchés étrangers pour se procurer environ deux tiers de ses besoins. Depuis 2021, elle fait face à d’importantes perturbations d’approvisionnement suite à la pandémie de Covid-19 et au conflit russo-ukrainien. La flambée des prix a multiplié les pénuries alimentaires sur le marché local, en grande partie à cause de la pénurie de devises qui empêche les importations. D’autre part, la baisse des réserves de change en Tunisie et sa dépression monétaire compliquent davantage le processus d’approvisionnement des besoins en céréales importées [14].
Pire encore, comme la plupart des pays africains, et en dépit de leur important potentiel agricole, elle souffre d’un déficit de la balance commerciale alimentaire sur ces trois décennies [15]. Cela signifie qu’elle importe davantage de produits alimentaires qu’elle n’en exporte. Des études ont largement établi une corrélation entre l’endettement et la crise alimentaire. (...)
Avec l’objectif mondial de transition énergétique, on observe les mêmes mécanismes de pillage des ressources, notamment l’extractivisme des ressources hydriques et l’accaparement des terres. (...)
Sur le plan politique, ces initiatives posent des questions de souveraineté énergétique et de relations économiques inégales entre l’Europe et l’Afrique du Nord. Tout comme l’assujettissement économique impérialiste a sapé l’autonomie politique et économique des nations du Sud, la transition énergétique s’inscrit dans une même dynamique d’accaparement, faisant écho à la mission coloniale civilisatrice.