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Mediapart
« La Russie restera notre voisine » : comment l’Ukraine se bunkérise
#guerreenUkraine
Article mis en ligne le 6 juin 2025
dernière modification le 5 juin 2025

Se préparant à une guerre longue, Kyiv développe des infrastructures en sous-sol dans les villes proches du front. La Finlande vient de prendre la tête d’une coalition pour l’aider dans cet effort, déjà visible dans les hôpitaux de Kherson et les écoles souterraines de Zaporijjia.

Une maternité presque comme une autre, un peu plus moderne peut-être, hormis le fait qu’elle se situe à dix mètres sous terre, dans un ancien bunker soviétique entièrement rénové. À Kherson, dans le sud de l’Ukraine, les enfants voient le jour dans des pièces sans fenêtre, sous une chape de béton, derrière des portes blindées.

Car, en surface, c’est l’enfer : chassée de la capitale de la région homonyme en novembre 2022 après huit mois d’occupation, l’armée russe s’est retranchée de l’autre côté du fleuve et pilonne la ville, qui comptait jadis 250 000 habitant·es. Aux obus d’artillerie se sont ajoutés les bombes planantes de plusieurs centaines de kilos qui fracassent le bâti et, depuis juillet 2024, les drones : de petits engins pilotés à distance de façon immersive, surnommés FPV (pour First Person View), qui larguent grenades ou mines antipersonnel, ou explosent à l’impact, sur des civils. (...)

« Les obus d’artillerie vous tombent dessus, mais les drones rôdent dans le ciel au-dessus. C’est différent. Ils font la chasse aux habitants, aux ambulances, aux transports publics, aux grands-pères et grands-mères… On n’est en sécurité nulle part à Kherson », confie Petro Marenkovsky, chef du service de gynécologie-obstétrique de la maternité, située proche du fleuve.

Dans un rapport paru fin mai, la commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine créée par l’ONU considère que cette pratique relève d’un crime contre l’humanité, en raison du caractère « généralisé et systématique » de ces attaques de drones, « planifiées et organisées ». Une politique de l’État russe destinée à « semer la terreur au sein de la population civile », poursuivent les juristes.

Se mettre à l’abri… sous terre

De ce point de vue, le mode opératoire fonctionne. Kherson se dépeuple : de 50 000 à 60 000 habitant·es début 2024, elle est passée à moins de 45 000, selon le gouverneur régional adjoint, Dmytro Boutrii. Le moindre déplacement est risqué. Après 15 heures, les rues se vident et il ne reste que quelques piétons se hâtant, des voitures qui filent à toute vitesse sans s’arrêter aux feux tricolores, qui ne fonctionnent plus à dessein, et des meutes de chiens errant au milieu de bâtiments presque tous endommagés.

Confronté depuis près de 1 200 jours à une agression armée de la Russie contre l’ensemble de son territoire, le pays creuse pour mettre à l’abri les infrastructures civiles indispensables. Des projets pharaoniques qui se déroulent à l’ombre de pourparlers de paix laborieux, sans résultats probants à ce jour. Kyiv fait des offres de cessez-le-feu, rejetées par Moscou, tout en se préparant à une guerre longue.

L’Ukraine bénéficie de l’expertise de la Finlande, dont le modèle de défense repose sur une myriade d’abris à double usage : plus de 50 000 lieux de tous genres (piscines, terrains de sport, aires de jeux, etc.) qui se transforment en bunkers souterrains en cas de crise, avec une capacité d’accueil de 85 % de la population totale. Annoncée lors d’une visite de Volodymyr Zelensky à Helsinki en mars, une coalition pour « les abris de protection civils » a officiellement vu le jour le 28 mai. (...)

Les autorités locales cherchent des parades. (...)

L’ambition de l’Ukraine est considérable : bâtir 2 300 nouvelles installations sécurisées d’ici à 2027, puis 3 000 de plus d’ici à 2030, d’après le premier ministre ukrainien, Denys Shmyhal. Ces chantiers colossaux nécessiteront 14 milliards d’euros, d’après Kyiv.

Le gouvernement n’a pas attendu la création de cette coalition pour démarrer. Plus de 62 000 abris sont déjà opérationnels. (...)

À Kherson, huit hôpitaux de la ville disposent déjà d’abris en état de fonctionner et quinze autres sont en construction dans la région, selon le gouverneur régional adjoint Dmytro Boutii. (...)

« Bunkers scolaires »

À Zaporijjia, autre capitale régionale proche du front, l’accent est mis sur les établissements scolaires. La situation n’est pas aussi critique qu’à Kherson, mais les combats, à une trentaine de kilomètres, sont suffisamment proches pour que le grondement de l’artillerie atteigne ses faubourgs, de même que les bombes planantes russes.

Contrairement à Kharkiv, Zaporijjia ne dispose pas de métro pour ouvrir des écoles. L’administration militaire régionale a donc construit des « bunkers scolaires » : des établissements de 1 300 mètres carrés, à 7 ou 10 mètres sous terre, tous sur le même modèle. Le chantier de l’école 84, dans un quartier du sud-est de la ville, est actuellement en cours. (...)

L’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) s’est inquiété d’une baisse générale du niveau des élèves scolarisés plusieurs années à distance. Le gouvernement a cherché une alternative. Pour les villes de l’arrière, le retour en classe s’effectue quand les bâtiments comprennent des abris, où les enfants se réfugient en cas d’alerte. Dans les villes proches du front, le distanciel demeure la règle, et le retour en classe l’exception.

Les salles de l’école Sitch sont équipées de caméras et d’écrans pour permettre à certains élèves de suivre à distance. La majorité viennent sur place, ravis de sortir un peu de chez eux et d’interagir avec leurs enseignants et enseignantes, tout aussi soulagé·es. « Le contact visuel avec les enfants et la communication en direct n’ont pas de prix », confie Oleksander Stovbilsky, professeur d’histoire. (...)

Cette expression – « la Russie restera notre voisine » – est en passe de devenir un véritable dicton en Ukraine. Une phrase répétée dans toutes les strates de la société, pour justifier les sacrifices et les investissements consentis afin d’assurer la défense du pays.