
Le ministère de la justice recommande désormais d’enquêter à la suite des plaintes pour violences sexuelles sur mineurs, même si les faits sont apparemment prescrits. Objectifs : briser le silence et retrouver des victimes plus récentes. Mais les moyens ne suivent pas.
LeLe 1er juillet, Benoît Jacquot et Jacques Doillon ont été entendus dans le cadre d’une enquête sur des accusations d’agressions sexuelles et viols commis sur des jeunes filles mineures, dont l’actrice Judith Godrèche. Les faits qu’elle dénonce se sont déroulés à la fin des années 1980 et sont prescrits, ce qui empêche toute poursuite et condamnation des agresseurs.
« Mais depuis 2021, le ministère de la justice demande qu’une enquête soit menée en dépit de la prescription, ce qui encourage à déposer plainte », explique Laure Heinich, son avocate. En 2023, une circulaire du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti consacrée à la lutte contre les violences faites aux mineur·es est venue appuyer cette requête de 2021. Le texte invite les parquets à « ouvrir systématiquement une enquête même si les faits apparaissent a priori prescrits ». Contactés par Mediapart, une dizaine de parquets ont confirmé que c’était désormais la norme.
Premier intérêt de ces ouvertures d’enquête : s’assurer que les faits sont bien prescrits (...)
Des avocat·es spécialisé·es en violences sexuelles confessent ne pas être en mesure de dire, à l’écoute du premier récit d’une cliente, si les faits sont prescrits ou non. (...)
À tel point que le ministère a récemment créé Clepsydre, un outil interne de calcul de la prescription. Lors de leurs auditions par les gendarmes ou les policiers, des victimes découvrent que leur agresseur peut être poursuivi, mais pour d’autres, c’est le contraire. « Il y a un malentendu. Beaucoup de victimes pensent que leur affaire n’est plus prescrite du fait des dernières réformes », remarque la juriste Audrey Darsonville. Or la loi n’est pas rétroactive. On ne peut pas rouvrir des prescriptions closes.
La prescription glissante
Les enquêtes permettent en revanche de retrouver des victimes plus récentes pour lesquelles les faits ne seraient pas prescrits. (...)
C’est d’autant plus important qu’une loi de 2021 a mis en place la « prescription glissante », qui permet de raccrocher toutes les victimes d’un même agresseur au délai de prescription de sa victime la plus récente. (...)
Pour Laetitia Dhervilly, haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes au ministère de la justice, « l’enjeu, c’est aussi d’empêcher tout prédateur sexuel de continuer à sévir. Tant qu’il n’est pas arrêté et soigné, il n’y a aucune raison qu’il cesse ».
Briser le silence
L’objectif de ces ouvertures d’enquête, que certains parquets pratiquaient déjà, n’est pas que pénal : « Si elles sont bien reçues, c’est important pour les victimes d’aller dire ce qu’elles ont subi dans un endroit symbolique fort, avance Laure Heinich. Même si elles savent les faits prescrits. » Être entendu·e par des officiers de police judiciaire, « c’est une reconnaissance du statut de victime pour des personnes qui ont été rabrouées par leurs propres parents, qui leur répètent encore que tout ça est ancien et qu’il faut passer à autre chose », abonde Alain Esquerre. (...)
Par ailleurs, le dépôt de plainte est l’occasion d’être mis·e en lien avec une association d’aide aux victimes. « Leurs coordonnées sont référencées dans toutes les fins de PV d’audition », explique Alain Esquerre. Puisqu’un procès aura très rarement lieu, « c’est important de trouver comment aider la victime à se reconstruire autrement, détaille Jérôme Moreau, porte-parole de l’association France Victimes. Avec de la justice restaurative, ou un accompagnement psychologique, social, corporel ».
Les mis en cause peuvent également être entendus. « Ça vaut le coup d’ouvrir l’enquête, ne serait-ce que pour voir les agresseurs arriver tête basse à la gendarmerie » (...)
Des moyens en deçà des besoins
Problème : il est difficile pour les commissariats, gendarmeries et tribunaux déjà saturés d’absorber ces enquêtes sur des violences prescrites. Certes, ces plaintes ne sont pas massives et le ministère assure qu’il a renforcé les effectifs consacrés aux violences sexistes et sexuelles. Mais pas à la mesure des besoins.
« Les enquêtes pour faits non prescrits ne sont déjà pas menées dans des délais raisonnables », déplore Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature. Un rapport de 2023 montre que des dizaines de milliers de procédures concernant des violences sexuelles sur mineur·es sont en attente d’enquête. (...)
le manque de moyens place aussi les professionnel·les en situation de souffrance : « C’est très compliqué pour nous, comme pour la police, d’ouvrir une enquête, d’entendre les plaignants et de ne pas pouvoir poursuivre. On porte les attentes de gens pleins d’espoir », dit Kim Reuflet. Laure Heinich, habituée à rester des mois sans nouvelles de plaintes pour viols sur mineurs, convient que les enquêtes sur des violences prescrites relèvent d’une « justice luxueuse », dans un contexte de pénurie : « Mais il faut prendre ce luxe. Cela fait avancer la société. »
Un dépôt de plainte parfois refusé
Encore faut-il que les victimes réussissent à surmonter un des principaux freins à ce droit : la première étape du dépôt de plainte. (...)
Une affaire prescrite a plus de chance d’être enquêtée si elle est médiatique. (...)
Briser l’omerta autour des violences passées ne rend pas moins douloureuse l’annonce du « classement sans suite » au plaignant ou à la plaignante. Laure Heinich constate combien l’épreuve peut être violente pour ses clientes. « C’est très difficile pour une victime, qui peut percevoir que l’agresseur obtient une décision favorable, prévient Jérôme Moreau. Il existe un risque de victimisation secondaire pour elle, il faut qu’elle s’engage en connaissance de cause. » (...)
« On leur explique que le classement sans suite ne signifie pas que la justice ne les croit pas, mais que la loi ou la situation nous empêche de poursuivre, explique Aurélien Martini, qui a reçu de nombreuses victimes en tant que procureur. Beaucoup de frustrations et de colères naissent de l’incompréhension. Mais en douze ans, jamais personne n’a quitté mon bureau en claquant la porte. Par contre, cette démarche nous prend plusieurs heures. Si on le fait pour tout le monde, le système explose. »
Sans cet accompagnement humain, les classements sans suite sont une violence supplémentaire. (...)
« On sait que ce n’est qu’une justice d’humains. Dans les années 1980, la prescription pour viol sur mineur n’était que de dix ans », soupire Alain Esquerre. Et si cette justice n’a rien à offrir aux victimes, le dépôt des plaintes peut briser un silence destructeur : « Certaines victimes ont éprouvé de la colère à faire ressurgir ces douleurs enfouies, résume-t-il, mais parler est puissamment libérateur. »