
La « démocratie électorale » existe-t-elle encore lorsqu’un candidat remporte un scrutin présidentiel avec plus de 90 % des voix ? Est-il possible qu’un peuple porte au pouvoir un candidat dans un engouement quasi général sans que l’élection ne soit truquée ? En 1992, dans son essai La Fin de l’histoire et le dernier homme (The End of History and the Last Man, Free Press), largement critiqué et commenté depuis, Francis Fukuyama annonçait « la fin de l’histoire » avec la victoire de la « démocratie libérale ». Au même moment, le multipartisme faisait son apparition dans de nombreux pays africains, suscitant l’espoir de joutes électorales honnêtes. Les deux décennies qui ont suivi ont vu de nombreux commentateurs (politiques, journalistes, ONG...) s’interroger sur la santé démocratique d’un pays dès lors que le score semblait anormal.
Or, un peu plus de trente ans après, le score du président gabonais, Brice Clotaire Oligui Nguema, déclaré vainqueur le 13 avril avec 94,85 % des votes, n’a pas vraiment surpris. Élu face à sept autres candidats pour un mandat de sept ans, c’est la première fois depuis 1967 que l’élection n’est pas remportée par un Bongo (Omar d’abord, puis, après sa mort en 2009, son fils Ali, renversé par Oligui Nguema en août 2023). Et plutôt que de parler de suspicion de fraude électorale (ce qui a été systématiquement le cas avec Ali Bongo), sa victoire a été qualifiée de « plébiscite ».
En 2024, sous (presque) les mêmes latitudes mais de l’autre côté du continent, la quatrième élection du président rwandais, Paul Kagame, avec 99 % des voix, n’avait pas étonné grand monde, tandis que les deux autres candidats se partageaient des miettes. Certes, ce score avait suscité quelques commentaires dans les ONG : Human Right Watch avait pointé du doigt la pression contre les journalistes et la société civile à l’approche du vote. Mais l’Union européenne était restée muette tandis que le Département d’État états-unien avait salué « les efforts déployés par le Rwanda pour accroître la participation démocratique [et] renforcer le respect des droits civils et politiques », rappelait l’agence de presse Reuters. Dans un reportage, Afrique XXI a du aussi faire un constat, il est vrai, difficile à entendre : quand bien même les quelques voix discordantes se trouvent réprimées, les jeunes ont voté massivement pour Paul Kagame et la population semble adhérer au discours sécuritaire et à la politique économique mis en place depuis la fin du génocide des Tutsis en 1994 – traumatisme qui n’est pas étranger à cette situation. (...)
Ces scores ne sont pas nouveaux en Afrique mais le contexte est bien différent. (...)
Depuis 1979 en Guinée équatoriale, les élections à répétition de Téodoro Obiang Nguema Mbasogo avec entre 94 % et 98 %, n’émeuvent plus grand monde, tout comme le troisième mandat d’Alassane Ouattara, en 2020, avec 94,27 %, face à une opposition qui avait décidé de boycotter le scrutin. La prochaine présidentielle, qui doit se tenir en octobre, s’annonce du même acabit (...) le principal opposant, Tidjane Thiam, a été écarté sous prétexte d’avoir perdu sa nationalité ivoirienne dans les années 1980 et de l’avoir récupérée trop tard pour prétendre au poste suprême. (...)
Dans le monde, bien d’autres États dit « démocratiques » affichent des scores similaires. En 2020, l’Islandais Guðni Jóhannesson a été réélu avec 92,18 % des votes. Une victoire qualifiée de « triomphale » par la presse internationale qui mettait en avant l’extrême popularité du candidat sortant – et écartait donc une éventuelle fraude. En Corée du Sud, jusqu’au début des années 1980, le président était élu avec entre 90 % et 100 % des voix.
La joute électorale n’est pas un critère suffisant pour déterminer si, oui ou non, le pays concerné est un État démocratique. Le niveau d’information des électeurs tout comme leur niveau de formation sont les garants de la bonne santé d’un État qui se revendique « démocratique ». Or ces deux curseurs sont désormais très bas, dans un contexte mondial de « vérité alternative », de retour des politiques impérialistes et de recul des libertés individuelles. (...)
Aujourd’hui, « dans 4 pays sur 10, les dépenses liées à l’éducation représentent moins de 15 % des dépenses publiques totales et moins de 4 % du PIB », selon l’ONG Action éducation.
De son côté, l’état de la presse est de plus en plus désastreux. Alors que celle-ci est censée offrir une information fiable afin de donner aux citoyens les armes nécessaires pour faire un choix éclairé, « les conditions d’exercice du journalisme sont mauvaises dans la moitié des pays du monde », écrit Reporters sans frontières dans son dernier classement tout juste publié. (...)
La précarité de la presse fragilise les médias indépendants et renforce les médias de propagande soutenus par des milliardaires ou des dictatures. Récemment, l’enlèvement de journalistes au Burkina Faso a illustré de manière éclatante la situation. En France, l’offensive des milliardaires et la montée de l’extrême droite sont intimement liées.