
Nancy Fraser, enseignante de sciences politiques à la New School de New York, est un des penseurs critiques les plus importants des États Unis. Son dernier livre, maintenant traduit en français, est une tentative ambitieuse et radicale de redéfinir le capitalisme et le socialisme, qui fait dialoguer Karl Marx avec le féminisme socialiste, le marxisme noir et l’écomarxisme.
Son hypothèse centrale, c’est que le capitalisme, comme système social et pas seulement comme structure économique, est fondé sur une dynamique cannibale : il ne peut exister qu’en dévorant, qu’en vidant de leur substance les conditions non économiques de son existence : la reproduction sociale, les pouvoirs publics, les écosystèmes. Il finit par devenir comme le mythique serpent Ouroboros, qui se dévore en se mordant la queue. Grâce à cette image frappante, celle du cannibalisme, Nancy Fraser apporte une lumière nouvelle et surprenante sur la nature du système capitaliste. (...)
Comme l’a si bien montré Marx, le capitalisme est un système impersonnel, fondé sur un mécanisme quantitatif – la valeur monétisée – indifférent au qualitatif (le bien-être humain). L’exploitation mais aussi l’expropriation sont des caractéristiques intrinsèques du capitalisme. Grâce aux écrits de Rosa Luxemburg et, plus récemment, de David Harvey, on comprend que l’expropriation n’est pas seulement une dimension de la « genèse » du système, mais une dynamique permanente, qui « cannibalise » les populations racisées, l’environnement naturel, et les autres conditions du système. Dans les divers chapitres du livre, Nancy Fraser analyse, toujours avec une intelligence critique et une perspective transversale, les différents aspects de ce cannibalisme capitaliste, qui dévore la reproduction sociale (le care), la démocratie et les services publics, les populations racisées du centre et de la périphérie, et la nature.
Nous allons aborder ici surtout ce dernier aspect, à notre avis le plus important dans la crise actuelle du système. Le capitalisme, observe Nancy Fraser, est fondé sur l’accumulation sans fin, qui exige une relation extractive illimitée et destructrice avec la nature. L’expropriation se manifeste par l’annexion de pans entiers de la nature, en l’arrachant aux populations locales. (...)
Les résultats de ce cannibalisme, de cette brutale destruction environnementale, sont de plus en plus visibles : températures en hausse, extinctions en masse, méga-sécheresses, feux de forêts gigantesques, inondations titanesques. En démolissant ainsi la nature, l’Ouroboros capitaliste se mord la queue. La crise écologique, et en particulier le dérèglement climatique actuel, résultent de la structure même de la société capitaliste, de son ADN.
Pour sauver la planète, et la vie humaine, il faut démanteler le système : une écopolitique cohérente ne peut être qu’anticapitaliste. Mais elle doit aussi être trans-environnementale : elle ne peut pas se limiter à des mobilisations uniquement écologiques. Les questions écologiques sont inséparables de l’oppression raciale et de genre, de la domination impériale, de la crise de la reproduction sociale (le care) et de la destruction des services publics et de la démocratie.
Le cannibalisme capitaliste suscite diverses formes de résistance : des mouvements pour la justice environnementale, des mouvements décoloniaux, des luttes des peuples autochtones, des mouvement pour la décroissance, des mouvements de femmes. Mais très souvent, ces mouvements tendent à éluder la nécessité d’affronter le pouvoir capitaliste. Pour cela, il faut développer la convergence des luttes et des mobilisations autour d’un projet contre-hégémonique et anti-systémique. L’anticapitalisme, en désignant l’ennemi commun, est la pièce qui peut donner une force critique aux combats trans-environnementaux. (...)
Il faut être capable de lui opposer une alternative crédible. Ce ne peut être que le socialisme, un socialisme du XXIe siècle, en rupture avec les modèles du siècle passé, que ce soit celui du communisme soviétique – ni démocratique ni écologique – ou celui de la social-démocratie.
À la définition élargie du capitalisme – un système social et pas seulement un mode de production – correspond aussi, pour Nancy Fraser, une définition élargie du socialisme. Il ne peut pas se limiter à socialiser les moyens de production – une mesure certes nécessaire – mais doit s’attaquer aux relations entre la production et les conditions de production : la reproduction sociale, le pouvoir public, la nature. Il doit avoir pour objectif non seulement la suppression de l’exploitation du travail mais aussi celle de la subordination des femmes, de la spoliation des autochtones, de l’oppression raciale, de la destruction de l’environnement. (...)
C’est seulement par une démarche socialiste de décision démocratique collective, qui prend en compte la science du climat, qu’on pourra éviter que notre planète ne devienne inhabitable. (...)
Voilà un livre important, qui pose des questions essentielles et qui apporte une contribution substantielle à la critique sociale du capitalisme et à la recherche d’une alternative socialiste nouvelle.
Editions Agone :
– Nancy Fraser Le capitalisme est un cannibalisme. Trad. de l’anglais par Laure Mistral. Agone, 286 p., 21 €