
Deux ans après son arrivée au pouvoir, Giorgia Meloni a réussi à s’imposer dans les débats européens en criminalisant les migrations et les ONG de secours en mer. L’accord avec l’Albanie est même repris comme modèle par la présidente de la Commission européenne. Mais le premier transfert d’exilés a déjà viré au fiasco.
ShëngjinShëngjin, Gjadër (Albanie).– « C’est ici que s’achève le rêve européen. » Une petite dizaine de militants ont déployé une banderole à l’entrée du port de Shëngjin, mercredi 16 octobre au matin. Ils brandissent aussi des portraits du premier ministre albanais Edi Rama et de son homologue italienne Giorgia Meloni, rhabillés en gardiens de prison.
La Libra, une corvette de la marine italienne, vient d’accoster dans ce port de pêche du nord de l’Albanie. À son bord, seize exilés – dix venant du Bangladesh, six d’Égypte – interceptés en mer le dimanche précédent au large de Lampedusa, à plus de 600 milles nautiques de Shëngjin. Ce sont les premiers demandeurs d’asile expédiés en Albanie depuis l’Italie, en vertu de l’accord conclu par les deux pays à l’automne 2023.
« Cet accord viole la souveraineté albanaise et a été passé sans aucune concertation entre deux dirigeants autoritaires », s’indigne Arilda Lleshi, une jeune femme venue de la ville voisine de Lezhë. Saisie par l’opposition sur les clauses d’extraterritorialité concédées à l’Italie, la Cour constitutionnelle albanaise a validé l’accord le 30 janvier. « Le gouvernement veut développer le tourisme, mais notre pays peut-il devenir un paradis pour les Européens et un enfer pour tous les autres ? », poursuit la manifestante. (...)
« Le chantier a donné un peu de travail, mais les gens ont été très mal payés, assure Nikollin, patron de l’autre bar du village. Parfois, des policiers italiens viennent boire un café, mais ce n’est pas cela qui va me rendre riche, et ce camp est très mauvais pour l’image de l’Albanie : allons-nous devenir la prison de l’Europe ? »
Alors que Giorgia Meloni se réjouit de voir enfin se réaliser son projet, les ONG sont vent debout. « Cet accord viole le droit maritime international et risque d’éroder encore davantage les droits fondamentaux des réfugiés », dénonce SOS Humanity, estimant que « l’Italie détient de facto des personnes en quête de protection sur le territoire albanais sans examen judiciaire ».
« Le plus choquant », poursuit la manifestante Arilda Lleshi, c’est que les premiers migrants sont arrivés le lendemain même du jour où l’Albanie a ouvert ses négociations avec l’Union européenne (UE) pour une adhésion, même si c’est peut-être une simple coïncidence. Edi Rama plastronne, mais est-ce cela l’avenir européen de l’Albanie ? Servir de garage aux exilés dont les pays occidentaux ne veulent pas ?
Logique de sous-traitance
Depuis des années, des pays comme l’Italie ou la Grèce, et plus récemment l’Espagne depuis la réouverture de la route migratoire via les Canaries, se disent en première ligne face aux arrivées de personnes migrantes et réclament davantage de solidarité au sein de l’Union européenne. Mais le gouvernement de Giorgia Meloni a réussi à faire ce dont beaucoup d’autres rêvaient – et ce que certains ailleurs qu’en Europe ont réussi à mettre en place dès le début des années 2000, comme l’Australie.
Cette politique de sous-traitance de la gestion des migrations s’inscrit dans un contexte plus global de durcissement à l’endroit des exilés en Italie, et plus largement en Europe. En deux ans de pouvoir, le gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni a multiplié les signaux en ce sens. (...)
Avant de « sous-traiter » à des pays tiers, une salve de décrets a officialisé la criminalisation des ONG et des exilé·es de manière générale. Le décret baptisé « Cutro », du nom d’un village de Calabre où un naufrage a eu lieu en février 2023, s’est focalisé sur la restriction de l’accès à la protection spéciale (un titre de séjour délivré à celles et ceux qui ne sont pas éligibles à l’asile mais qui ont besoin d’être protégé·es), avec un impact sur l’augmentation du séjour irrégulier et la restriction de l’accès aux droits, explique la représentante d’EuroMed Droits.
Un autre, surnommé « Piantedosi », du nom du ministre de l’intérieur italien, est venu restreindre les opérations de sauvetage des ONG présentes en Méditerranée centrale, toujours dans l’objectif de réduire le nombre d’arrivées en Italie. Le décret les contraint à débarquer les exilé·es secouru·es dans des ports très éloignés de la zone de sauvetage, et donc à naviguer sur des distances beaucoup plus longues, avec des personnes rescapées souvent épuisées et traumatisées à bord.
Il leur interdit également de porter secours à d’autres embarcations après un premier sauvetage, même si celles-ci se trouvent à proximité du navire ou sur leur chemin ; ce qui les met en contradiction totale avec le droit maritime international, qui impose aux navires de secourir toute personne en détresse en mer.
« Les bateaux sont aussi régulièrement bloqués par les autorités à la suite des sauvetages », note Sara Prestianni, qui regrette les conséquences de ces nombreuses entraves : « Une augmentation des coûts des opérations de sauvetage et un retour en mer retardé pour les ONG, là où elles doivent être pour sauver des vies. »
Un « modèle » qui n’en est pas un
Pour compliquer le quotidien des étrangères et étrangers sans papiers sur le sol italien, une nouvelle mesure adoptée plus récemment empêche désormais les personnes dénuées de titre de séjour de se procurer une carte SIM dans le pays. C’est pourtant un des premiers achats que font les exilé·es une fois débarqué·es en Italie, pour communiquer avec leurs proches après la traversée, et parfois organiser le reste de leur parcours migratoire.
Mais l’accord avec l’Albanie caractérise sans aucun doute la consécration de la politique migratoire italienne depuis plusieurs années à l’échelle européenne, celle d’une volonté assumée de ne pas accueillir les personnes secourues en mer (...)
Au lendemain du transfert des premiers demandeurs d’asile en Albanie (16 sur 1 000 personnes arrivées), des voix se sont élevées pour crier au fiasco. Quatre hommes, deux mineurs non accompagnés et deux souffrant de problèmes de santé ont fini par être ramenés en Italie. Et un tribunal italien a invalidé la rétention des 12 autres demandeurs d’asile, originaires du Bangladesh et d’Égypte, invoquant un récent arrêt de la Cour européenne de justice sur les pays de provenance considérés comme « sûrs » par les pays d’accueil, l’Albanie ne l’étant pas sur l’intégralité de son territoire.
Lundi, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a elle-même repris, dans une lettre adressée aux vingt-sept États membres, l’accord avec l’Albanie comme source d’inspiration.
Si l’Italie de Meloni espère se libérer de ses obligations et opte ainsi pour une « stratégie d’instrumentalisation des migrations » pour s’imposer dans les débats européens, surtout sous le prisme sécuritaire, Sara Prestianni doute de l’effectivité de telles politiques à plus long terme. « On observe déjà les limites de cet accord, qui viole les droits fondamentaux des personnes concernées mais est pourtant présenté comme le modèle à reproduire. »