
Donald Trump a désigné l’Afrique du Sud comme adversaire, en raison d’une supposée politique de discrimination envers les Blancs. Mais cette offensive dévoile aussi le lien idéologique fort entre l’extrême droite afrikaner et les technofascistes au pouvoir à Washington.
Donald Trump ne cache pas, depuis son arrivée au pouvoir le 20 janvier, sa volonté de se confronter au gouvernement sud-africain. Le président des États-Unis a utilisé la promulgation de la nouvelle loi sud-africaine sur les expropriations, le 26 janvier, pour attaquer Pretoria en des termes violents.
Le 10 février, un décret présidentiel signé Donald Trump a ainsi visé l’Afrique du Sud pour ses « violations sérieuses des droits de l’homme », en relation avec cette nouvelle loi. « L’Afrique du Sud confisque les terres et traite certaines classes de gens très mal », a ajouté le locataire de la Maison-Blanche, qui a proposé d’accueillir les Blancs « discriminés » par le gouvernement de Pretoria. Un peu plus tôt, Elon Musk, lui-même élevé dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, avait dénoncé une « persécution » raciale des Blancs « dans leur propre pays ».
Ces accusations sont assez délirantes. La fin du régime d’apartheid, en 1994, ne s’est pas accompagnée, comme le préconisait alors l’African National Congress (ANC), d’une redistribution des terres. Près de 90 % continuent donc d’être possédées par les Blancs, en conséquence de la colonisation du pays. La nouvelle loi en remplace une autre de 1975, c’est-à-dire datant du régime discriminatoire, et qui était encore en vigueur. Et elle se contente de fixer les conditions qui autorisent des expropriations. (...)
Bras de fer entre Pretoria et Washington
Donald Trump est donc entré les deux pieds joints dans le débat interne de l’Afrique du Sud. Et ce n’est sans doute pas un hasard. L’objectif de Washington pourrait être, dans son nouveau projet impérial, de faire entrer l’Afrique du Sud dans le giron états-unien, sur le plan diplomatique. Dans son décret, Donald Trump a d’ailleurs accusé Pretoria de « soutenir des acteurs mauvais » en politique étrangère.
Le pays s’est fait remarquer par ses procédures contre Israël devant la Cour internationale de justice, et il est un des membres fondateurs des Brics, un ensemble jugé hostile par Donald Trump. Accessoirement, Pretoria avait récemment refusé une licence à Starlink, la firme de télécommunication satellitaire d’Elon Musk. Ce qui peut aussi expliquer les manœuvres actuelles : l’Afrique du Sud cherche à échapper à la domination technologique et politique de Washington, elle doit donc être châtiée. (...)
en accusant Pretoria de mener une « discrimination » contre les Blancs, l’administration états-unienne ne se contente pas de s’immiscer dans un débat politique local. Elle le ramène trente-cinq ans en arrière, au moment où une partie de la société blanche du pays craignait les effets de la « domination noire » après la fin de l’apartheid. (...)
Elon Musk forme avec Peter Thiel, David Sacks et Roelof Botha ce que l’on a appelé la « mafia PayPal ». Des libertariens qui ont tous un lien avec l’Afrique du Sud et qui se sont enrichis par la création du système de paiement en ligne au début des années 2000. Depuis, ils ont infusé leur idéologie pour devenir des acteurs majeurs de la politique états-unienne. (...)
l’erreur ici serait de penser que ces gens sont des nostalgiques ou des défenseurs de l’apartheid tel qu’il a existé en Afrique du Sud de 1948 à 1990. Leur pensée est bien davantage le fruit de la réflexion au sein des milieux blancs, en particulier afrikaners, pour savoir comment maintenir une forme de domination blanche en dehors d’un système de ségrégation qui, de l’avis de presque tous, y compris à l’extrême droite, n’était plus tenable. (...)
Questions communes avec les technofascistes
On le voit : l’échec de l’apartheid pose à cette société blanche la question de sa survie, dans un contexte démocratique, en tant que groupe dominant politiquement, culturellement et économiquement. On retrouve ici précisément les obsessions qui hantent Elon Musk et Peter Thiel, ayant tous deux grandi en Afrique du Sud, ainsi qu’une grande partie de l’extrême droite occidentale : celle de la théorie complotiste du « grand remplacement » ethnique, mais aussi celle de la domination des « meilleurs » dans un contexte démocratique considéré comme le règne quantitatif des médiocres.
Le technofascisme se place dans la même perspective que les Afrikaners des années 1980 : dans un contexte jugé apocalyptique, l’enjeu est celui du maintien de la domination d’une élite économique blanche qui se perçoit comme « naturellement » destinée à diriger les affaires du monde. (...)
Un racisme revisité par le libertarianisme
Or, là encore, l’aspect économique est central. Les défenseurs de la séparation s’appuient sur deux arguments principaux : l’anticommunisme et l’incapacité des « meilleurs » à se mêler à la masse des habitants.
Tout au long de la guerre froide, l’anticommunisme est un ressort utilisé par le régime d’apartheid pour justifier son existence. (...)
La supposée supériorité économique naturelle des Afrikaners conduit à penser que la future société blanche devra réduire le rôle de l’État, ce qui est une rupture profonde avec la logique du régime d’apartheid. Progressivement, la droite afrikaner commence à être gagnée par une logique libertarienne qui semble la plus à même de sauvegarder l’identité de l’élite blanche sud-africaine. C’est le modèle de l’entreprise qui devient la référence de l’organisation future de la société blanche. (...)
Le rêve d’un État blanc autosuffisant (...)
On trouve dans la pensée de l’extrême droite afrikaner les fondements du technofascisme actuel. (...)
L’extrême droite occidentale semble donc trouver des sources d’inspiration en Afrique du Sud. Son projet n’est pas le rétablissement de l’apartheid en tant que tel, mais de fonder un système de suprématie raciale et culturelle à base économique. L’échec néolibéral relance naturellement cette option sous la forme du technofascisme états-unien.
On trouve dans cette pensée de l’extrême droite afrikaner les fondements du technofascisme actuel : la victimisation face à un danger wokiste (représenté par le pseudo « racisme anti-Blanc », au cœur de la polémique avec Pretoria) aussi imaginaire que l’était le danger soviétique en 1988, l’idée que la technologie permettra de se passer du travail des « inférieurs » (les migrants, les pauvres, les indésirables), l’idée que la civilisation occidentale serait menacée et devrait par conséquent « se défendre », la foi dans le libertarianisme pour assurer la prospérité d’une minorité élitiste.
Comme alors, ces objectifs passent par des moyens violents. Les délires libertariens afrikaners supposaient des déplacements massifs de population et l’imposition d’une séparation par le conflit. Dans les années 1990, le terrorisme d’extrême droite a plus d’une fois ensanglanté l’Afrique du Sud. (...)
Il n’y a donc aucun hasard au soutien de Washington aux héritiers des défenseurs du volkstaat. En rejouant l’histoire à l’occasion de cette nouvelle loi sur les expropriations, Donald Trump reconnaît ce qu’il doit idéologiquement à la droite afrikaner. Et montre ainsi quelles sont ses vraies intentions racistes, libertariennes et violentes.