
Une « écologie ordinaire » émerge des quartiers populaires, selon la géographe Léa Billen. Des initiatives locales transforment le quotidien des habitants, en conciliant justice sociale et écologie.
La géographe Léa Billen est lauréate du Prix de thèse 2024 en sciences humaines et sociales, décerné par la Fondation Terre Solidaire, pour son travail intitulé « L’écologie ordinaire en quartiers populaires ». À travers une enquête ethnographique menée dans trois quartiers populaires — Angers, Saint-Denis et Vaulx-en-Velin —, elle démontre que la question écologique n’est pas l’apanage des classes aisées. Son travail met en lumière une forme d’« écologie ordinaire », ancrée dans le quotidien des habitants et liée aux enjeux de justice sociale, appelant ainsi à une plus grande reconnaissance de ces initiatives dans le mouvement écologiste. (...)
Léa Billen — Ce travail se situe au croisement de mon engagement militant et de mes recherches académiques. Depuis 2012, je suis investie dans des associations écologistes, et je constatais une difficulté récurrente : celle d’élargir la base militante et de mobiliser au-delà d’un public plutôt homogène. En tant que militante, je voyais également des critiques de plus en plus vives sur le fait que l’écologie pouvait reproduire des inégalités sociales, être perçue comme un discours réservé aux classes aisées, déconnecté des réalités de nombreux citoyens. Cela m’a frappée, car de l’autre côté, dans mes recherches en quartiers populaires, je voyais des formes d’engagement écologiste très vivantes, mais souvent invisibilisées. (...)
J’ai ainsi choisi de m’intéresser aux initiatives citoyennes qui mobilisent les habitants eux-mêmes. (...)
Cette écologie est collective, même si elle peut s’appuyer sur des pratiques individuelles. Les habitants mobilisent des savoir-faire traditionnels de débrouille pour transformer leur quotidien de manière écologique. Ce sont des pratiques qui ne se revendiquent pas toujours comme militantes, mais qui transforment des modes de vie. (...)
L’élément crucial, c’est que ces initiatives ne visent pas seulement à économiser, elles portent aussi un projet de transformation sociale. Par exemple, les vide-greniers ou les jardins que j’ai suivis répondent à des besoins matériels tout en créant du lien social et de la solidarité. (...)
Je n’utilise pas beaucoup le terme « pouvoir d’achat » dans ma thèse : il réduit un peu trop notre pouvoir d’agir à une simple consommation individuelle. Ce qui ressort beaucoup plus dans les quartiers populaires, c’est la quête d’une vie digne. (...)
Les initiatives que j’ai étudiées offrent des espaces de transmission, ce qui est essentiel pour inclure plus largement la population.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer le manque de reconnaissance de ces initiatives. Elles sont souvent perçues, par les institutions ou même parfois au sein du quartier, comme des réponses à des contraintes économiques, alors qu’elles relèvent aussi d’une démarche écologiste. (...)
Le discours dominant tend à associer les classes populaires à une indifférence, voire à une hostilité vis-à-vis de l’écologie, alors que mes observations montraient exactement l’inverse.
Dans ma thèse, j’ai tenté de comprendre pourquoi ce décalage persiste. Je parle d’une « grille de lecture de l’indifférence », qui repose sur deux biais principaux. Le premier est la fameuse pyramide des besoins de Maslow, selon laquelle il faut satisfaire des besoins « primaires » comme se nourrir ou se loger avant de s’intéresser à la politique, et a fortiori à l’écologie. C’est une fausse représentation, car les besoins essentiels sont toujours socialement et culturellement construits.
Le second biais concerne la manière dont l’écologie est présentée dans le discours public : elle est souvent perçue comme un domaine scientifique ou technocratique, tournée vers la « fin du monde » et non vers la « fin du mois ». Mes recherches montrent que l’écologie s’incarne dans des besoins quotidiens. (...)
L’écologie ordinaire n’est pas une forme d’écologie mineure ou secondaire ; elle constitue une réponse adaptée aux réalités locales et a un potentiel de mobilisation fort. Elle permet aussi de toucher des publics qui sont souvent exclus des discours écologistes classiques. Il est donc intéressant de partir d’elles, les soutenir sans les déposséder en leur apportant des ressources, qu’elles soient économiques, logistiques ou médiatiques. (...)