
Les marques d’habillement à bas prix tirent profit de leurs invendus écoulés auprès d’associations comme Emmaüs ou La Croix Rouge, révèle Disclose, en partenariat avec Reporterre, à partir de documents confidentiels. Le résultat de la loi anti-gaspillage qui les encourage, depuis 2022, à donner leurs surplus en échange de 60 % de réduction fiscale. Au risque de financer la surproduction de l’industrie textile.
Sur le papier, l’offre est alléchante. Vingt palettes de vêtements neufs de la marque Shein envoyées depuis la Chine, gratuitement. Delphine Peruch, coordinatrice d’une recyclerie dans le Var, n’en revient pas lorsqu’elle reçoit cette proposition, en novembre dernier. Elle a pourtant décliné : « Notre philosophie est de donner une seconde vie aux vêtements, pas de revendre du neuf ». Ces derniers mois, son association croule sous les dons, comme toute la filière du ré-emploi textile, asphyxiée par les surplus. À la Croix-Rouge, en Vendée, on ne récupère plus les vêtements confiés par les particuliers. Chez Emmaüs, « on pousse les murs, on construit des chapiteaux, et certains dons ont dû être jetés », rapporte Louana Lamer, responsable textile de l’association.
Le secteur craque face à une production de vêtements débridée. Chaque seconde, près de 100 pièces neuves sont injectées sur le marché français. Une hausse de 30 % en seulement quatre ans. « On a créé un système malade où il est normal de produire en trop, dénonce Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l’Institut national de l’économie circulaire. Il faut que tout soit disponible tout le temps, jouer sur la nouveauté, réduire les coûts avec des économies d’échelles… Le résultat, ce sont des niveaux élevés de surproduction. » Des vêtements qui ne servent à rien, donc, et qui alourdissent le bilan écologique désastreux de l’industrie de la mode, responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde.. (...)
Un cadeau de Shein contre un reçu fiscal
« Nous produisons ce que les clients veulent, au moment où ils le veulent et là où ils le veulent », assure le PDG de Shein, Donald Tang, dans un entretien au JDD en mars dernier. Selon lui, « ce modèle maximise l’efficacité et réduit le gaspillage presque à zéro ». Vraiment ? Sur le marché privé du déstockage, où des entreprises s’échangent des lots de vêtements invendus, les colis du mastodonte chinois de la mode sont partout. Ils se vendent même par camions entiers, sur des sites web examinés par Disclose.
Mais depuis quelques années, les habits Shein produits pour rien ont trouvé de nouveaux débouchés, bien plus rentables : les brokers en invendus. Ces jeunes pousses françaises mettent en relation les grandes marques de vêtements avec les associations spécialisées dans le don (...)
Surtout, elle insiste sur « les dons effectués par les entreprises à des associations [qui] peuvent être éligibles à des avantages fiscaux ». (...)
« La défiscalisation est d’autant plus intéressante financièrement que, dans le cadre du don, ce sont les entreprises elles-mêmes qui déterminent la valeur de leurs produits », décrypte Romain Canler, directeur de l’Agence du don en nature. Pour Shein, qui propose la bagatelle de 7 000 nouvelles références par jour, d’après les calculs de l’ONG Les Amis de la Terre, rien ne filtre sur le nombre d’invendus. Pas plus que sur le montant des économies fiscales réalisées. (...)
La promesse d’économies fiscales, c’est aussi l’argument coup de poing de l’autre broker partenaire de l’enseigne française, la start-up lilloise Done. Le déstockage de vêtements vers des associations y est carrément présenté comme un « acte noble récompensé par 60 % en réduction d’impôt ». « On commence à générer pas mal de cash », confiait l’un des cofondateurs de la start-up à La Voix du Nord, en janvier dernier. (...)
Plutôt que d’interroger son modèle de production, qui alimente l’exploitation humaine au Bangladesh et en Chine, mais aussi la déforestation au Brésil comme l’a révélé Disclose, Decathlon fait du don un mantra. (...)
Le tour de passe-passe de Kiabi
En France, le champion français du prêt-à-porter ouvre un magasin tous les dix jours. Et plus de 800 000 vêtements Kiabi sont mis en vente chaque jour. Combien d’autres sont produits pour rien ?
Fort heureusement, Kiabi a trouvé une combine pour écouler ses surplus, tout en profitant de la générosité de l’État : les Petits Magasins. Avec ce concept « génial », comme elle le vante sur ses réseaux sociaux, la marque déstocke ses invendus auprès de boutiques solidaires qui vendent uniquement ses produits, sans passer par des intermédiaires. Encore mieux, ces Petits Magasins forment des salarié·es en insertion. L’idée, lancée en 2017, coche toutes les cases du cercle vertueux. À un gros détail près.
Les Petits Magasins sont chapeautés par la société Kivi, une joint-venture entre Bunsha, la holding des magasins Kiabi, et le groupe d’insertion Vitamine T, qui compte le DRH de Kiabi à son conseil d’administration. Autrement dit, dans ce système « génial », Kiabi donne à Kiabi. Sauf « [qu’]il y a des rescrits fiscaux derrière ces dons », révèle le responsable de l’une de ces structures qui souhaite rester anonyme. Une information confirmée à Disclose par un ancien cadre de la marque.
D’ici 2026, le leader français de la mode éphémère ambitionne d’écouler la totalité de ses invendus via les Petits Magasins fiscalement optimisables. Kiabi n’a pas souhaité communiquer à Disclose le montant des exonérations fiscales déjà obtenues grâce à cette opération. (...)
Double peine pour les finances publiques
Malgré un chiffre d’affaires record de 2,3 milliards d’euros en 2024, dont 45 millions d’euros reversés en dividendes à la famille Mulliez, Kiabi profite d’autres largesses publiques pour rentabiliser sa surproduction. À Reims (Marne), son tout nouveau Petit Magasin est implanté dans des locaux subventionnés par un bailleur social. À Hem (Nord), c’est la mairie qui a prêté un local rénové à ses frais. La communauté d’agglomération de Lens-Liévin (Pas-de-Calais) a quant à elle attribué, début mars, une subvention de 3 000 euros au Petit Magasin de Kiabi. (...)
En quelques années, au moins 30 de ces « boutiques solidaires » ont essaimé sur le territoire. Pourtant, Kiabi ne parvient pas à liquider l’ensemble de ses invendus : au moins un vêtement sur cinq donné aux Petits Magasins ne trouve pas preneur. Ces habits encore étiquetés sont alors susceptibles d’être donnés à des associations, au risque de concurrencer les véritables pièces de seconde main. « En injectant des invendus dans cette filière, les fripes ne sont plus compétitives », regrette Emmanuelle Ledoux de l’Institut national de l’économie circulaire. La raison ? Les vêtements d’occasion demandent beaucoup plus de travail aux structures de ré-emploi, comme l’explique Lisa Coinus, ex-responsable textile au sein d’une ressourcerie à Arles : « Derrière une fripe de seconde main, il y a 20 minutes de travail de tri. Si elle nécessite un nettoyage, on passe à 30 minutes. Avec une petite réparation, on monte à 45 minutes. Une fringue Kiabi ou Shein neuve qui arrive, vous la mettez directement sur les étals ».
Illustration de la saturation du secteur, son ancienne association accumule les stocks de vêtements sur un parking, à l’air libre. (...)
un dernier coût caché des invendus de la fast fashion : un jour ou l’autre, ils finiront dans la filière des déchets textiles. En théorie, cette dernière est financée par une taxe versée par les enseignes de mode sauf… si les vêtements ont fait l’objet d’un don. « Au final, l’entreprise transfère à la collectivité la charge de l’élimination de ses déchets », analyse Bertrand Bohain, délégué général du Cercle du recyclage. Gouffre pour les finances publiques, inutile pour limiter la production exponentielle de la fast fashion, la loi anti-gaspillage porte décidément mal son nom.