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A l’encontre
Journaliste à Gaza : « Nous écrivons sur la mort, sur la destruction. Ma nièce Amal, 21 ans, qui était reporter, a été tuée sur le pas de sa porte, en essayant de rejoindre sa fille de quelques mois. »
#journalistes #Gaza
Article mis en ligne le 27 octobre 2025
dernière modification le 26 octobre 2025

Né à Gaza où il a vécu toute sa vie, Adel Zaanoun* dirige le bureau de l’Agence France-Presse (AFP) pour laquelle il couvre l’enclave palestinienne depuis plus de trente ans. Il est l’un des personnages du documentaire Inside Gaza, qui plonge au cœur de la guerre génocidaire d’Israël en suivant pendant sept mois le quotidien des reporters de l’AFP, depuis l’attaque du 7-Octobre jusqu’aux bombardements dévastateurs qui ont suivi. Le journaliste a été évacué de Gaza par son employeur en avril 2024 et réside depuis à Chypre, où il continue de couvrir le conflit. Adel Zaanoun revient pour L’Orient-Le Jour sur sa place en tant que journaliste gazaoui, au cœur du terrain autant que du drame. (Entretien publié sur le site L’Orient-Le Jour du 24 octobre – entretien conduit par Dany Moudallal)

En tant que chef du bureau de l’AFP à Gaza, quelles sont vos responsabilités ? Et comment êtes-vous parvenu à exercer ce métier dans des conditions aussi extrêmes ?

Mon travail consiste essentiellement à coordonner le travail entre les équipes photo, vidéo et texte. Nous couvrons toute l’actualité qui touche à Gaza, même les événements qui se déroulent à l’extérieur de l’enclave, comme les négociations. En temps normal, les décisions sont simples. Mais cette guerre, la cinquième que nous vivons, a tout bouleversé. Chaque décision devenait une question de vie ou de mort. Chaque mot prononcé, chaque geste adressé à un collègue pouvait coûter une vie. Beaucoup des sujets que nous devions traiter nécessitent d’être sur le terrain : les bombardements, les morts, la destruction, tout ce que la guerre a de plus brutal. La profession exige de “ramener l’histoire”, mais quand être sur le terrain signifie mourir, on recule, pas d’un pas, mais de dix. Plus de 255 journalistes ont été tués, environ 400 blessés. Le jour du « Déluge d’al-Aqsa », certains reporters se sont précipités pour filmer, sans réfléchir. Moi, j’ai tout de suite su : personne ne devait y aller. C’était la mort assurée, et c’est ce qui est arrivé à certains. Si être journaliste est dangereux partout dans le monde, être journaliste palestinien l’est encore plus. Et être journaliste à Gaza, c’est vivre au milieu de la mort, l’affronter à chaque instant.

Aujourd’hui, vous travaillez depuis l’étranger. Comment vivez-vous le fait de couvrir Gaza à distance ?

De loin, tout devient plus difficile. (...)

ma nièce Amal, 21 ans, qui était reporter, a été tuée sur le pas de sa porte, en essayant de rejoindre sa fille de quelques mois, née pendant la guerre.

Depuis, chaque vibration de téléphone ressemble à une explosion. C’est une forme de torture qui ne cessera que lorsque la guerre cessera, elle aussi.

Que dites-vous à ceux qui perçoivent les journalistes palestiniens avec méfiance ?

C’est une honte, vraiment, que certains journalistes soient considérés comme plus précieux que d’autres. En tant que journalistes palestiniens, nous vivons sous une suspicion permanente, alors que nous sommes sur le terrain, au cœur de la guerre, habitants de cette bande minuscule et surpeuplée. À Gaza, nous avons couvert de nombreux conflits, toujours avec professionnalisme, neutralité et intégrité. En temps de guerre, obtenir des informations fiables devient un défi, mais malgré cela, nous avons nos réseaux : contacts officiels, factions, partis, habitants, ONG internationales, et même des sources israéliennes. Cela nous permet de maintenir une vision relativement complète. Nous appuyons toujours nos articles sur des photos et des vidéos, pour y ajouter en crédibilité.

C’est effarant de penser qu’il suffirait qu’un journaliste étranger se trouve à nos côtés pour que les autorités israéliennes remettent beaucoup moins en cause notre travail.

Dans l’ensemble, les syndicats et associations de presse étrangers auraient pu faire davantage, notamment en exerçant une pression réelle sur Israël. Cela n’aurait peut-être pas empêché les morts, mais aurait pu atténuer l’intensité des frappes visant les bureaux de presse, les voitures, les maisons. Même sans réponse d’Israël, une telle mobilisation aurait pu influencer les Américains ou les Européens.

Vous avez vécu des jours terribles à Gaza. Y a-t-il quelque chose que vous n’avez pas pu raconter ou montrer ?

L’impuissance. Le pire des sentiments. Vous ne pouvez ni nourrir vos enfants ni les mettre à l’abri. Vous ne pouvez protéger personne, ni vous-même, encore moins votre famille, vos enfants ou vos collègues. Ce sentiment-là ne peut être compris que si on l’a vécu. (...)

Comment se remet-on psychologiquement d’avoir, à la fois, vécu et suivi cette actualité pendant plus de deux ans

Nous avons été forcés, par l’ampleur de ce que nous avons vécu, d’oublier notre propre santé. C’est terrible, mais c’est vrai. Nous nous effondrons physiquement et psychologiquement, et nous le savons, mais nous ne pouvons pas nous arrêter. Tant que la guerre continue, il est impossible de guérir. Nous continuons de couvrir l’horreur, jour après jour. (...)

Mais même nous avons besoin d’une aide psychologique profonde, bien au-delà de la simple “prise en charge post-traumatique”. Je sens qu’il y a quelque chose de cassé en moi. J’étais quelqu’un de calme, réfléchi – mes collègues m’appelaient le sage. Aujourd’hui, il m’arrive de perdre le contrôle, d’exploser. J’ai atteint ma limite.

Comment avez-vous vécu le départ de Gaza ? Et pensez-vous y retourner ?

Ce sont d’abord nos familles qui ont été évacuées. C’était un poids immense, émotionnel et logistique. La décision ne venait pas de nous, mais de la direction de l’agence. Si cela n’avait tenu qu’à nous, journalistes de l’AFP, la plupart seraient restés. Ma mère, mes frères et sœurs, plusieurs collègues sont encore là-bas. Personnellement, je veux retourner à Gaza, comme beaucoup de mes confrères. Lors de la dernière trêve, nous avons commencé à en discuter. Mais des questions subsistent : Israël nous laissera-t-il revenir ? Et si les hostilités reprennent, serons-nous de nouveau bloqués ? »