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Jeanne Guien : «  Le consumérisme est une anomalie historique récente  »
#consumerisme #capitalisme
Article mis en ligne le 12 octobre 2025
dernière modification le 8 octobre 2025

Dans l’arsenal capitaliste, le consumérisme est une arme lourde et de haute précision. Au cœur de ce modèle, l’achat se pose en condition de la vie en société et fait de chaque citoyen un segment de marché. En décortiquant l’histoire d’objets du quotidien, du gobelet jetable au smartphone, la chercheuse Jeanne Guien révèle ce qui les a propulsés du rang d’inventions à celui d’indispensables. En chemin, elle met à nu les stratégies du consumérisme et dessine des alternatives économiques, émancipatrices et décroissantes.

Comment est né le consumérisme  ?

L’idée d’inciter à la consommation pour faire prospérer l’économie apparaît dans les discours d’économistes dès le XIXe siècle, mais c’est au siècle suivant que le terme est défini. Alors que le productivisme a permis de développer des usines très performantes pour produire énormément d’objets, il est devenu nécessaire au début du XXe siècle de renouveler les marchés. Des métiers, des sciences, des disciplines ont alors émergé pour inciter à consommer davantage.

C’est à cette époque que sont nées des industries extrêmement puissantes, comme celle de la publicité, du design industriel et du marketing. Ces métiers encouragent la consommation comme un moyen de relancer l’économie face à des situations de surproduction et de saturation des marchés. Au lieu de se dire qu’il faut moins produire, les partisans du consumérisme mettent en place des stratégies d’obsolescence – celles que j’ai le plus étudiées. Mais la relance de la consommation peut aussi se faire en diversifiant des gammes, en proposant des modes, en mettant de nouveaux produits sur les marchés. Le consumérisme, comme ensemble d’industries consacrées au renouvellement de la demande, a utilisé, instrumentalisé, soudoyé toutes les formes artistiques, culturelles et médiatiques, des jeux télévisés aux réseaux sociaux, en passant par des opéras, des tableaux et des romans de Balzac.

Le plus terrible, c’est que cela ne vaut pas seulement pour la forme, mais aussi pour le fond. Les discours consuméristes s’approprient n’importe quel argumentaire. Par exemple, l’écologie ou le féminisme sont instrumentalisés pour créer de nouveaux marchés. (...)

beaucoup de sociétés ont des marchés sans être des sociétés consuméristes. Dans une société consumériste, on considère qu’il faut encourager à tout prix la consommation pour que l’économie prospère, et la dépendance à l’égard du marché est la règle pour tous les domaines de l’existence.

Comme l’écrit André Gorz dans Écologica (Galilée, 2008), c’est une société dans laquelle «  nous ne consommons rien de ce que nous produisons, et nous ne produisons rien de ce que nous consommons  ». Dans cette société, l’argent est fondamental  : l’individu travaille pour un salaire et achète au moyen de ce salaire (...)

Où se situe la frontière entre les besoins absolus biologiques et les besoins artificiels  ? Où mettre le curseur  ?

À mon avis, la question de la création des besoins est un faux problème. Je ne travaille pas sur cette frontière-là car il me paraît évident, comme le souligne Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (La Découverte, 2019), que les besoins sont historiques et sociologiques (...)

La différence entre consommation et surconsommation est fréquemment perçue comme utile pour critiquer le marketing, le consumérisme, mais elle sert très souvent à une critique des pauvres, à distinguer les bons et les mauvais pauvres en fonction de ce qu’ils consomment. (...)

le marketing ne cesse de repositionner le produit en fonction de ce qui fonctionne ou non, pas en fonction de la valeur d’usage du produit. Le smartphone illustre les questions d’obsolescence programmée, mais il est aussi un exemple type de la contrainte à l’usage. Enfin, pour les déodorants, revient le thème récurrent du repositionnement, mais avec un angle plus spécifique sur le genre. C’est un produit qui a été commercialisé en s’adressant spécifiquement aux femmes, de manière violente, avant de s’adresser également aux hommes. L’histoire du consumérisme est aussi une histoire du genre. Les femmes ont été spécifiquement ciblées, car présentées comme des êtres susceptibles de gaspiller, d’aimer la nouveauté, les gadgets et le shopping, et elles sont de toute façon supposées se charger des achats pour toute la famille.

Ces objets ont un point commun  : la manière dont le marketing saisit toutes les opportunités pour créer des marchés. (...)

La communication marketing est fondée sur la négation de sa propre contingence. Alors que les vendeurs n’arrêtent pas de changer de positionnement, ils présentent toujours l’objet comme absolument nécessaire, voire naturel. Dans un vocabulaire hygiéniste, un produit va par exemple être présenté comme une nécessité médicale (...)

Les produits problématiques et leur publicité ne sont pas interdits, les produits et manières de produire plus vertueux ne sont pas subventionnés. L’État se contente de mettre davantage d’informations sur le marché, dans l’idée que les consommateurs ont tous les moyens, l’envie et les capacités de payer les produits plus vertueux. C’est une vision libérale qui suppose que tout le monde va faire le meilleur choix possible en fonction des informations disponibles. Cette idéologie du choix et de la liberté des consommateurs se heurte au mur des inégalités. (...)

Pour se déprendre du consumérisme, il faut chercher des alternatives économiques. À la campagne, il est plus facile de se livrer à l’autoproduction et à l’entraide. C’est dans le monde agricole et paysan que l’autosuffisance a été la plus dure à supprimer. S’affranchir du consumérisme dans un milieu urbain est plus difficile. De façon plus générale, il y a à mon sens deux voies de combat  : la voie socialiste, c’est-à-dire la lutte pour plus de services publics car ces derniers sont censés échapper au marché  ; et la voie anarchiste, qui consiste à créer de manière autogérée des espaces et des formes d’activités économiques alternatives.

Je pense qu’il est possible de faire les deux  : faire du plaidoyer politique pour avoir un meilleur service public et étendre son emprise, et, en parallèle, construire et défendre des espaces d’autoproduction.
Comment organiser une résistance collective au consumérisme dans un système capitaliste  ?

L’individu doit socialiser sa démarche. Si l’on prend l’exemple des pratiques de récupération, cela peut se faire seul, mais pour diversifier son régime, cela implique souvent d’avoir une communauté qui aide à ramasser, collecter, trier et échanger. Le squat, le stop, la récupération ou les marchés gratuits sont des pratiques qu’on appelle freegan aujourd’hui. (...)

Cela permet de ne pas seulement boycotter un marché en consommant autre chose, mais de boycotter le phénomène du marché en général, de ne plus être dans des relations marchandes au profit de relations de réciprocité, qui sont les formes les plus communes et les plus anciennes d’économie. (...)

pour qu’il y ait un boycott du marché, il faut qu’y ait des espaces économiques alternatifs, un accès à d’autres modes de satisfaction des besoins. Or nous ne sommes pas tous égaux devant le boycott non plus. Pour boycotter les supermarchés, il faut avoir accès à de la nourriture autrement.

C’est possible en possédant de la terre ou en pratiquant la récupération alimentaire, en espace rural ou urbain, mais c’est impossible tout seul. Plus les individus auront une communauté par laquelle ils pourront accéder à des ressources, plus ils seront capables de boycotter le marché. (...)

Une société de déconsommation ou anticonsumériste est-elle possible  ?

C’est le consumérisme qui est une anomalie historique récente. Des États et des sociétés non consuméristes ont toujours existé, sans être forcément des modèles enviables  : il y a énormément de manières pour l’État d’organiser l’économie d’un pays, parmi lesquelles l’impôt, l’esclavage, la corvée. C’est pourquoi la décroissance tourne autour d’une question  : comment arriver à un modèle économique non capitaliste, non consumériste, par des voies démocratiques  ? Peut-on organiser un système de répartition égalitaire des ressources  ? En théorie, l’État est normalement un appareil de redistribution des ressources, il en a les moyens et l’organisation. Malheureusement, nous n’y sommes pas. (...)

Le parti pris des théories consuméristes est qu’il faut continuer à faire croître le marché, même lors d’une crise de surproduction. Jamais on ne se demande pourquoi il y a autant de surplus, d’invendus, les raisons qui nous poussent à produire tant de choses dont on n’a pas besoin. Si au contraire, on décide d’imposer des quotas à la production et à l’importation, de limiter la taille des surfaces de vente, d’interdire les stratégies d’obsolescence, alors on entrera dans une logique décroissante et anticonsumériste  ; les deux vont ensemble.