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Mediapart
Jacques Camatte, quitter ce monde, penser l’après
#alternative
Article mis en ligne le 23 août 2025
dernière modification le 16 août 2025

Mort en avril 2025, Jacques Camatte laisse un œuvre inachevé et commencé dans les années 1970 avec ce triple constat : le capitalisme s’est emparé de chaque facette de nos vies, le prolétariat ne peut plus être le carburant de la révolution, le salut ne viendra qu’en repensant de fond en comble l’espèce humaine.

Dans son roman publié en début d’année, Le Lac de la création (éditions Stock), l’écrivaine américaine Rachel Kushner décrit des écoactivistes en lutte contre les mégabassines infiltrés par une ancienne agente du FBI. Ils échangent régulièrement avec un intellectuel, Bruno Lacombe, sorte de gourou retiré du monde qui n’attend plus rien d’Homo sapiens et regrette Neandertal. Ce personnage est inspiré, de très loin, par Jacques Camatte, qui vient de s’éteindre, le 19 avril, dans une indifférence assez générale. Mais regrettable.

Si Camatte ne place pas ses espoirs dans un retour à Neandertal, il est vrai qu’il vivait relativement retiré du monde et n’attendait plus rien d’Homo sapiens, visant plutôt à l’émergence d’un nouvel homo. Pour le dire autrement, Camatte a invité, dans son œuvre, à réfléchir non plus du point de vue de la classe, ou du prolétariat, mais de celui de la « communauté humaine », de l’espèce dans son entièreté.

Sa pensée s’est formulée dans une série de ruptures, avec le courant bordiguiste d’abord, avec la forme parti ensuite, avec le marxisme classique enfin, tout en se voulant un prolongement de ce dernier – la « communauté humaine » (Gemeinwesen) est ainsi une expression marxienne. (...)

Pour Camatte et Collu, le capital « a réussi à établir sa domination réelle ». « En effet, poursuivent-ils, pour aboutir à ce résultat le capital doit englober le mouvement qui le nie, le prolétariat, et constituer l’unité où le prolétariat n’est qu’un objet du capital. Cette unité ne peut être détruite que par la crise telle que la décrivait Marx. Il en découle que toute forme d’organisation politique ouvrière a disparu. À sa place, on a les bandes qui s’affrontent en une concurrence obscène, véritables rackets rivaux dans le bavardage mais identiques dans leur être. »

Les partis, les groupuscules « manifestent l’absence de la lutte des classes. Ils se disputent les restes du prolétariat. Ils théorisent le prolétariat dans la réalité immédiate et s’opposent à son mouvement. En ce sens ils réalisent les exigences de fixation du capital. Le prolétariat n’a donc pas à les dépasser, comme ce fut le cas pour les sectes, mais à les détruire ». (...)

Dans « Contre la domestication », Camatte dresse d’abord ce constat : « Les êtres humains sont, au sens strict, dépassés par le mouvement du capital sur lequel ils n’ont, depuis longtemps, aucune prise. » Le capital s’est « autonomisé », estime-t-il, il a procédé à un « échappement », « d’où son développement impétueux depuis plusieurs années qui fait courir de graves menaces à l’humanité et à la nature entière ».

Le but de la révolution est donc à présent de « parvenir à la communauté humaine ». Et Camatte explicite : « Déjà dans son mouvement le but doit se manifester ; il n’est pas possible d’utiliser les moyens de la société de classe, inhumains, pour parvenir au but indiqué. Ainsi c’est une absurdité de vouloir pénétrer les institutions en place pour les faire fonctionner au service du mouvement révolutionnaire. » Il en appelle à la « compréhension de l’errance de l’humanité, le fait qu’elle s’est engagée dans une voie qui est celle de sa destruction et que ceci est dû en grande partie au fait qu’elle a confié sa destinée à ce monstrueux système automatisé, le capital ».

« Il faut détruire le comportement de domestique dont le maître est le capital, ajoute-t-il plus loin. Cela est d’autant plus urgent que de nos jours la vieille dialectique du maître et de l’esclave tend à s’abolir par suite de l’inessentialité de l’esclave : l’homme. »

Ce texte pose d’ores et déjà les grands traits de la réflexion de Camatte : le capital possède tout, y compris l’être humain ; la révolution ne devient possible qu’en s’en abstrayant ; le risque, dans le cas contraire, est la disparition pure et simple de l’homme : l’extinction.

Ce monde qu’il faut quitter (...)

La réflexion est poursuivie dans « Errance de l’humanité, conscience répressive, communisme », dans le numéro suivant d’Invariance. Dans cette fresque historique, Camatte acte « la fin réelle de la démocratie », car « il n’est plus possible d’affirmer qu’il y ait une classe qui représente l’humanité future, a fortiori aucun parti, aucun groupe ». Il y décrit un homme « dépouillé » par le capital, et qui « tend à être réduit à sa dimension biologique ».

Mais il ajoute : « Mis en cause dans leur existence purement biologique, les êtres humains commencent à se soulever contre le capital. C’est à partir de là que tout peut être reconquis, par une création généralisée. Mais ce devenir n’est pas simple, univoque. Le capital peut encore profiter de la créativité des êtres humains, leur ravir l’imagination, se régénérer et se resubstancialiser ; c’est dire que la lutte est d’importance et donne toute sa profondeur à l’alternative : communisme ou destruction de l’espèce humaine. »

Ce soulèvement contre le capital nécessite selon Camatte une réflexion sur l’histoire longue de l’humanité. Il fixe le début de son « errance » à sa sédentarisation (...)

Et Camatte d’affirmer : « La révolution communiste est une révolution totale. Révolution biologique, sexuelle, sociale, économique ne sont que des déterminations particulières ; en privilégier une, c’est mutiler la révolution qui ne peut être qu’en étant tout. » Et plus loin : « C’est l’humanité entière perçue dans le temps qui est antagonique au capital. Elle doit subir un profond révolutionnement pour être apte à s’opposer à lui. »

Ce « révolutionnement », qui doit donc être aussi biologique que psychologique, est explicité un an plus tard dans « Ce monde qu’il faut quitter » : « Le mouvement, la dynamique de réalisation de la communauté humaine doit se placer en dehors. Pour cela il faut repenser tout le mouvement passé : 1. Rapport entre les différentes espèces humaines avant le triomphe de l’Homo sapiens. 2. Rapports entre les différentes communautés humaines ; leur dissolution. 3. Qu’est-ce qui se pose alors ? 4. À quoi avons-nous accédé ? 5. Qu’est-ce que nous avons perdu ? Et, aussi, qu’est-ce qui aurait pu se manifester, qui fut latent et qui fut toujours inhibé ? 6. Il ne suffit pas ensuite de dire que nous devons unir une forme émancipée à un contenu perdu, car il y a aussi un acte de création. On sent profondément ceci quand on sent que l’espèce humaine a été horriblement destructrice, violente, agressive... et qu’il faut une espèce en harmonie avec la nature. »

Car Camatte le répète dans ce texte « le mode de production capitaliste ne disparaîtra pas à la suite d’une lutte frontale des hommes contre leur oppresseur actuel, mais par un immense abandon qui implique le rejet d’une voie empruntée désormais depuis des millénaires ».
Homo Gemeinwesen

En quatre textes, Jacques Camatte a posé les fondations de ce qui l’occupera jusqu’à la fin : penser le présent de l’homme en s’interrogeant sur le temps long du passé (ce que Camatte appelle les « présuppositions du capital » comme les débuts de l’agriculture, le patriarcat, la domination d’un groupe sur l’autre, la naissance des États, etc.), réfléchir à son futur avec cette alternative simple mais vertigineuse : « inversion ou extinction », inversion du cours de l’humanité, fin de l’errance, ou disparition pure et simple de l’espèce humaine. (...)

À partir des années 1980, Camatte se lance dans l’œuvre de sa vie, qui ne sera jamais achevée et donc jamais publiée : Émergence de Homo Gemeinwesen. Ce travail en cours est largement disponible sur le site d’Invariance et dénote de son immense ambition (voir le sommaire et le plan). Il s’agit ni plus ni moins que de réécrire l’histoire des hommes dans son entièreté pour la réinscrire dans cette « errance » qui a permis au capital sa victoire totale sur l’espèce. (...)

Dans une interview de 2020, Camatte précise : « C’est tout le psychisme humain qui doit subir une transformation pour que l’inversion s’effectue pleinement. » Et répète : « L’inversion n’est pas une stratégie, elle est totalement en dehors de la politique qui est la dynamique d’organiser les hommes, de les contrôler. Nous devons abandonner tout ce qui est de ce monde. »

Dans « Manipulation et extinction de l’humanité », en 2022, l’urgence est toujours là : « Pour assurer la pérennisation de la vie de l’espèce, l’inversion s’impose : le retour à la nature, à la naturalité, à une affirmation de vie qui opère sans médiations manipulatrices, dans l’évidence et la certitude. »

Jacques Camatte a définitivement abandonné le monde le 19 avril 2025. Sa pensée, elle, reste intacte et devrait assurément irriguer les réflexions de ceux qui, maintenant ou plus tard, préféreront toujours l’inversion à l’extinction.