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« Israël-Gaza, l’onde de choc » sur France 2 : la télévision contre la pensée
#France2 #television #Acrimed
Article mis en ligne le 28 janvier 2024
dernière modification le 27 janvier 2024

Nous publions, en avant-première, un article qui paraîtra dans le Médiacritiques n°49. Ce numéro sortira en février et sera consacré au traitement médiatique de la situation en Israël et à Gaza depuis le 7 octobre.

« Israël-Gaza : l’onde de choc » : le 19 octobre, pour la première et dernière fois à ce jour, France 2 consacrait une édition spéciale aux massacres du 7 octobre et à l’intervention militaire israélienne qui a suivi. Co-présentée par Caroline Roux et Julian Bugier, cette émission a été diffusée en prime time (21h) et en direct. « Faire le point sur le conflit afin de mieux comprendre ses tenants et ses aboutissants » était l’objectif affiché par la rédaction, laquelle revendiquait pour cela l’éclairage « de nombreux spécialistes du Moyen-Orient ». L’occasion de se pencher sur la façon dont une chaîne de service public formate et met en scène l’information internationale.

Une foule d’interlocuteurs hétérogènes

(...) En tout point conforme au formatage d’un plateau dit d’« information » tel que le conçoivent les chefferies médiatiques en télévision, France 2 a donc privilégié le zapping, la multiplicité des intervenants... et l’hétérogénéité de leurs statuts. Deux propriétés qui contribuent, comme nous le soulignions dans un précédent article, à « créer une cacophonie nivelant toutes les voix invitées à s’exprimer : diplomates, politiques, artistes, chercheurs, témoins, militaires, avocats, écrivains, éditorialistes, "experts" et consultants, etc. Un défilé permanent qui remplace un véritable pluralisme par une pluralité des "expressions" [...] », aux dépens, bien souvent, d’une information structurée et cohérente. Et c’est peu dire que cette édition n’a pas fait exception...

Contraintes inégales et temps de parole réduit au minimum (...)

BHL, par exemple, est gratifié d’un entretien privilégié : annoncé en grande pompe tel un témoin d’exception [3], il fait une entrée distincte en plateau, à rebours de ses quatre interlocuteurs voisins, et bénéficie de quatre prises de parole avant de se retirer du studio. Interrompu une seule fois par Julian Bugier, préservé de toute interpellation tant son propos est inscrit dans un dispositif étanche à toute « mise en débat », il est de fait l’invité en plateau dont le temps de parole moyen a été le plus élevé de l’émission.

Tous n’ont pas eu cette chance. La présidente de MSF Isabelle Defourny, par exemple : présente du début à la fin de l’émission, elle n’est interrogée qu’à seulement trois reprises. Elle essuie cinq interruptions lors de sa première intervention (de 2 minutes 30 au total), doit attendre 25 minutes avant la deuxième, puis plus de 35 minutes avant de s’exprimer une troisième et dernière fois. (...)

Dans de tels dispositifs, les contraintes que les présentateurs ont eux-mêmes fixées pèsent sur leur conduite de l’émission : engagés dans une course contre la montre, soucieux de « faire circuler la parole » sans y parvenir, noyés dans leur propre conducteur sous forme de « pot-pourri » enchaînant les sujets, ils sont en outre totalement aveuglés par le mythe professionnel postulant un désintérêt des téléspectateurs face à ce que les journalistes conviennent d’appeler entre eux... des « tunnels ». Ainsi, au cours de cette émission, on ne compte plus les chuchotements de Caroline Roux et Julian Bugier se superposant aux propos de leurs invités, ni leurs injonctions à la concision – « Faut faire des réponses courtes, vous êtes nombreux », « Une réaction courte, parce qu’il faut qu’on avance » martèle par exemple Julian Bugier – et encore moins leurs « ouais » réflexes pendant des prises de parole, un type d’interjection dont Pierre Bourdieu soulignait combien il « presse, [... et] fait sentir à l’interlocuteur l’impatience ou l’indifférence » [4]. C’est bien simple : aux yeux des journalistes, s’exprimer plus de deux minutes en continu semble déjà relever d’un trop-plein. Pour avoir pris la parole en duplex pendant 2 minutes 10, Hala Abou-Hassira – la seule voix palestinienne – essuie par exemple une remontrance (...)

Les interlocuteurs ont beau être soumis à des contraintes similaires, le cadre ne pèse pas sur tous à l’identique, et tous n’adoptent pas les mêmes stratégies (...)

Le clou du spectacle intervient en fin d’émission. Alors que Bertrand Badie tente cette fois-ci d’apporter une mise en perspective historique en amorçant un propos sur la reconfiguration des jeux d’influences dans le paysage des grandes puissances et des acteurs locaux, il est interrompu au bout de 34 secondes. Et parce qu’il signifie de nouveau son agacement, le carton rouge est immédiat :

- Caroline Roux : Écoutez, je suis désolée...

- Bertrand Badie : Heureusement que sur LCI, ce n’est pas comme ça !

- Caroline Roux : Bah dis-donc ! Vous avez plus de temps ? C’est quand même incroyable de dire...

- Julian Bugier : Vous êtes sympa... Et vous avez eu sacrément la parole ce soir ! Pardon de le dire...

- Bertrand Badie : J’ai jamais pu finir une phrase.

- Caroline Roux : Est-ce que ça vous intéresse qu’on aille au Liban ? Est-ce que ça vous intéresse qu’on aille au Liban ? Pour parler des acteurs locaux ?

- Julian Bugier : On va aller au Liban. On va aller au Liban, près de Beyrouth.

- Bertrand Badie : J’essayais de faire une analyse.

- Caroline Roux : Vous l’avez livrée, pardonnez-moi.

- Bertrand Badie : Bah non, je ne suis pas arrivé au bout de ce que je voulais dire.

- Caroline Roux : Vous l’avez livrée avec beaucoup de pédagogie, et je vous en remercie. Mais j’aimerais qu’on aille au Liban. Parce qu’effectivement, tous les regards sont désormais tournés vers ce qui va se passer au Liban, au sud Liban, avec le Hezbollah.

Fermer le ban en décrétant que l’expression d’un interlocuteur fut pleine et entière... contre son propre avis : une pirouette journalistique performative bien connue, qui n’entérine pas moins l’écrasement de la pensée par la télévision. (...)

 : au cours d’un direct d’1 minute 11, un envoyé spécial à Ramallah fait la part belle au langage journalistique automatique, en évoquant successivement un « regain de tensions et de violences », des « heurts entre Palestiniens et forces israéliennes », la « présence également d’éléments radicaux et on a vu dans certaines images, la présence aussi du drapeau du Hamas », la « montée de la popularité du groupe terroriste » et la « colère » ou « l’inquiétude » des habitants de Cisjordanie, sans qu’aucun témoignage ne soit donné à entendre. Ce direct indigent n’en reste pas moins auto-suffisant : en plateau, les présentateurs ne relancent pas leurs invités sur les enjeux pourtant cruciaux que cristallise le territoire occupé. Et pour cause : 1 minute et 11 secondes suffisent pour que Caroline Roux décrète qu’« on a parlé de ce qui se passait en Cisjordanie, on l’a vu dans ce qui vient d’être dit à l’instant, sur les images. » Avant d’introduire « la suite » : « C’est intéressant peut-être de parler de la rue arabe. » « La rue arabe », « la guerre des images »... Rien n’a de sens, mais les catégories fourre-tout se succèdent comme autant de cases à cocher (...)

que pouvait bien espérer France 2 d’un tel dispositif ? Informer ? On n’ose le croire : prétendre « informer » sur de tels événements en convoquant autant d’interlocuteurs, dont les statuts et les approches sont si hétérogènes, pour évoquer un si grand nombre de thématiques dans un temps aussi restreint et en tablant, de surcroît, sur un dénominateur commun de connaissances pouvant rassembler les téléspectateurs d’un prime time sur France 2 témoigne, au mieux, d’une douce illusion, au pire, d’une réelle incompétence. Inutile de préciser qu’à force de sauter du coq à l’âne, nombre de points essentiels furent évacués : à la faveur d’un présentisme exacerbé, aucune contextualisation historique du « conflit » ne vit par exemple le jour au cours de l’émission, en dehors d’une mention fugace du blocus de Gaza. Une gageure quand l’émission prétendait « mieux comprendre ses tenants et ses aboutissants ». De la même manière, n’ont strictement jamais été abordés, questionnés ni a fortiori critiqués les positionnements de soutien des puissances occidentales à l’État d’Israël, qu’il s’agisse de celui des États-Unis ou du gouvernement français.

Ainsi, si l’on ne sait ce qu’espérait précisément le service public, on sait ce qu’il aura réussi : avoir mis en scène un simulacre de débat, décousu et indigent au point qu’il est presque impossible de faire état, en bout de course, de ce que l’on en retient. (...)

France 2 a, comme de coutume, façonné un dispositif où la forme et les contraintes télévisuelles l’ont emporté sur l’information.
« J’aimerais qu’on aille au Liban » : une succession de sujets sans cohérence (...)