La lutte contre les passeurs est un enjeu stratégique en Macédoine du Nord, tant pour ce pays de transit sur la route des Balkans que pour l’Union européenne. Mais elle n’est pas sans revers : les personnes migrantes et les ONG témoignent notamment d’interrogatoires et de détentions arbitraires, sans cadre légal.
Des dizaines et des dizaines de voitures s’entassent à l’entrée du centre de transit de Vinojug, au sud de la Macédoine du Nord. Un camion de marchandises dévoile, sous sa bâche, des montagnes de cageots. Un chien errant passe. Tous ces véhicules ont été saisis ces derniers mois par la police aux frontières macédonienne, lors des interceptions de groupes d’exilés tentant de franchir la frontière depuis la Grèce. Non loin de là, les reliefs du territoire grec dessinent l’horizon.
"99%" des exilés qui passent dans cette zone frontalière le font grâce à un réseau de passeur, affirme le ministère de l’Intérieur macédonien, sollicité par InfoMigrants. L’Intérieur se dit tout à fait informé des lieux-clés (...)
La lutte contre les passeurs en Macédoine du Nord, pays de transit pour les exilés souhaitant rejoindre l’Europe occidentale, est un enjeu national. Mais aussi et surtout européen - bien que ce petit pays des Balkans ne fasse pas partie de l’UE. Frontex y est déployé depuis avril 2023. Tout récemment, du 13 au 17 octobre, des experts de l’OLTIM (Office français de lutte contre le trafic illicite de migrants) sont venus former des policiers macédoniens sur la lutte contre les trafiquants. La formation est délivrée dans la cadre de "la coopération renforcée entre la France et le Royaume-Uni", précise le communiqué. (...)
Cette lutte active n’est pas sans conséquence sur les droits des exilés. À l’intérieur du centre de Vinojug, quatre jeunes hommes viennent d’arriver dans la nuit. "Le passeur m’a dit au téléphone : "Marche dans la forêt, et tu trouveras une voiture. Et dans trois ou quatre jours tu seras en Italie"", raconte l’un d’eux, Mohamed, un Soudanais de 21 ans. "Nous sommes restés deux jours dans la forêt sans manger, sous la pluie... Et il n’y avait pas de voiture", soupire-t-il. (...)
Les jeunes avaient formé un groupe de huit dans cette forêt. Mais ils ne sont désormais plus que quatre. Car après l’interception dans la nuit de leur groupe, "la police nous a amenés dans ce centre, a pris nos empreintes, a confisqué nos documents grecs et nos téléphones", racontent-ils. Puis quatre d’entre eux ont été emmenés à plus de deux heures de voiture de là, à Skopje, la capitale. Pour être entendus comme témoins au tribunal. Les quatre restés ici, l’air perdu, ne savent pas pourquoi, quand ils rentreront, ce qu’il va advenir d’eux-mêmes et de leurs effets personnels.
Détenu comme témoin : la procédure "hors de tout cadre légal" en vigueur en Macédoine du Nord
Ce transfert à Skopje pour être entendus comme témoins est une procédure inédite en Europe qui s’applique là en Macédoine du Nord. Systématiquement, une partie d’un groupe d’exilés intercepté est transféré à Skopje dans le centre de rétention de Gazi Baba (appelé "centre d’accueil pour les étrangers", en réalité un centre de détention pour ceux qui sont en irrégularité administrative). Le temps d’être présentés devant un juge. Non pas en qualité de prévenus ; mais bien de simples témoins.
"C’est totalement illégal", dénonce Mitko Kiprovski, avocat et chargé de plaidoyer de l’ONG Jesuit Refugee Service (JRS). (...)
"La détention arbitraire de migrants en situation irrégulière au centre de détention de Gazi Baba, qui doivent être présentés devant le tribunal pénal pour faire une déposition, reste préoccupante", épinglait déjà en octobre 2024 un rapport de la Commission européenne. Sollicité également sur ce sujet, le ministère de l’Intérieur n’a, à l’heure où nous écrivons ces lignes, pas répondu à nos questions sur ce point.
De plus, parmi les quatre jeunes transférés à Skopje ce jour-là, se trouvaient deux mineurs, selon la base de données commune aux associations à Vinojug, et à la police aux frontières. "Nous avons longtemps mené un plaidoyer pour qu’il n’y ait plus de mineurs dans ce centre de détention", expliquent les avocates de la Macedonian Young Lawyers Association (MYLA). (...)
Cette pratique de la détention en tant que témoins s’est néanmoins améliorée. "Les années passées, les gens étaient détenus pour une plus longue période et la situation était pire", souligne Teodora Kjoseva Kostadinovska, de la Macedonian Young Lawyers Association. La période de détention en tant que témoin pouvait alors durer plusieurs semaines voire plusieurs mois.
"Désormais, surtout en 2025, la situation s’est améliorée. Les gens sont détenus un ou deux jours. Ce qui n’est toujours pas légal, bien sûr", affirme Teodora Kjoseva Kostadinovska. En cas de jours non-ouvrés, les exilés peuvent rester jusqu’à 3 ou 4 jours en détention, précise de son côté Mitko Kiprovski.
"La seule façon de sortir est de demander l’asile"
Au-delà du fait qu’elle s’effectue hors de tout cadre légal, cette détention a des conséquences sur le parcours des exilés. Il est impossible de demander l’asile avant l’audience (...)
Mais dans la pratique, ce qu’il se passe après est parfois aléatoire. Il arrive que les gens "soient laissés et partent dans des directions inconnues", indique Mitko Kiprovski. D’autres fois, les exilés sont ramenés au centre de transit de Vinojug. C’est le cas des quatre jeunes interrogés ce jour-là, qui ont rejoint, deux jours plus tard, les quatre restés à Vinojug. Tout de suite après, la police aux frontières les a reconduits sur le territoire grec, dans le cadre du "retour volontaire" qui s’applique là-bas - en réalité une zone grise frôlant parfois avec le refoulement illégal.
"On m’a mis la pression" : des interrogatoires à l’intérieur même du centre de transit (...)
À 16 ans, 10 mois de prison pour aide au passage
C’est de ce centre situé en périphérie de la capitale, face à une lande à l’abandon et des toits en brique emmenant le regard vers les montagnes au loin, que sort ce midi-là, cigarette à la main, Kayum Aryoubi. D’emblée, il adresse un signe de la main. Son visage encore adolescent du haut de ses 17 ans, avec ses yeux ronds et ses grains de beauté autour d’une courte barbe, s’éclaire d’un sourire. Sur son k-way gris clair, au dos, il est écrit "A step forward" ("Un pas en avant").
Le jeune homme est loin d’avoir eu un parcours insouciant. Il a quitté l’Afghanistan, avec un oncle, à l’âge de 10 ans. Toutes ces années, ils ont vécu en Turquie, puis en Grèce. Il y a onze mois de cela, tous deux ont franchi la frontière macédonienne : l’oncle a réussi à passer mais Kayum, lui, a été intercepté par la police. "On se trouvait dans un bus" - ce fameux bus public qui rejoint Skopje depuis Gevgelija - "quand la police nous a trouvés", commence l’adolescent. "Dans ce bus il y avait un Turc qui travaillait avec les passeurs. Mais ce Turc m’a dénoncé moi comme étant lié aux passeurs". (...)
L’adolescent est incarcéré dans la prison de Kumanovo, au nord du pays, pour purger sa peine d’aide au passage. "C’était très violent”, souffle le jeune homme qui se dit traumatisé par son incarcération. "Les détenus étaient maltraités par les gardiens de cette prison, moi y compris. Je vivais dans une petite cellule avec 4 autres personnes". Les quatre étaient des prisonniers de droit commun macédoniens. "C’est là que j’ai appris le macédonien. Mais c’était très dur de vivre avec des gens de ce pays."
À la fin de sa peine, on le transfère pour un mois à Gazi Baba, le centre de rétention pour étrangers. Les conditions au quotidien y sont meilleures, assure-t-il. Mais le jeune homme sombre mentalement. Il y a appris, il y a quinze jours, le décès de sa sœur et de ses deux frères dans un affrontement entre les Taliban et les Pakistanais. "Je me suis blessé avec un rasoir quand j’ai appris ça", confie-t-il en dévoilant, sur son torse, de longues cicatrices encore rouges. "Je voulais sortir de là. Et j’étais tellement triste que je ne savais pas ce que je faisais." (...)
Depuis trois jours, Kayum a été libéré de Gazi Baba et est hébergé en tant que demandeur d’asile déclaré dans ce centre ouvert de Skopje. Aujourd’hui, il veut partir en Serbie dès que possible. C’était son objectif depuis le début de son entrée sur le territoire macédonien. Mais pour ce faire, il a besoin d’un téléphone. Il y a onze mois, "quand j’ai été arrêté par la police macédonienne, ils m’ont pris mon téléphone. J’avais aussi 500 euros sur moi. Ils m’ont tout pris et ne me les ont jamais rendus", glisse-t-il.
Le jeune homme espère un jour rejoindre la France pour y demander protection. "Obtenir l’asile y est moins difficile pour les Afghans", croit-il, "et j’ai des amis qui sont là-bas".