
Depuis leur soulèvement en 2021, les paysans du sous-continent sont revenus aux champs. Mais dans le grenier à blé du pays, la révolte gronde toujours et la sortie de la monoculture intensive est devenue une priorité des syndicats agricoles.
« Nous sommes rassemblés parce que la situation des agriculteurs est dans l’impasse. Dans le Pendjab, les paysans sont prisonniers de la monoculture du blé et du riz, qui épuise les nappes phréatiques », explique Kanwar Daleep, président du grand syndicat agricole Kisan Marzoor. À ses côtés, ils sont une centaine à bloquer la ligne de train qui relie la grande ville d’Amritsar, dans le Pendjab, à New Delhi, la capitale du pays. Au milieu d’immenses champs de blé, beaucoup sont des paysans sikhs, reconnaissables à leur barbe et à leur turban.
C’est d’ici qu’est parti le plus grand mouvement de contestation de l’Inde contemporaine. Pour s’opposer à la libéralisation du secteur agricole, des paysans du Pendjab en colère puis des fermiers de toute l’Inde ont encerclé New Delhi pacifiquement mais implacablement en décembre 2020 et en 2021, bravant froids hivernaux, coronavirus et police. En novembre 2021, le premier ministre Narendra Modi a finalement suspendu sa réforme, dont une des conséquences redoutées aurait été la liquidation des tarifs minimums d’achat garantis par l’État sur certaines récoltes. (...)
« Depuis cette révolte historique, les agriculteurs ont compris que le peuple avait le pouvoir, juge Sangeet Toor, écrivaine et militante de la condition paysanne, basée à Chandigarh, la capitale du Pendjab. L’occupation est finie, mais les syndicats réclament un nouveau modèle agricole. Ils se sont emparés de sujets tels que la liberté d’expression et la démocratie. »
Pour Kanwar Daleep, le combat entamé en 2020 n’est pas terminé. (...)
C’est sur les terres du Pendjab, très plates et fertiles, arrosées par deux fleuves, que le gouvernement a lancé dans les années 1960 un vaste programme de plantation de semences modifiées à grand renfort de fertilisants et de pesticides. Grâce à cette « révolution verte », la production de céréales a rapidement explosé – l’Inde est aujourd’hui un pays exportateur. Mais ce modèle est à bout de souffle. Le père de la révolution verte en Inde, Monkombu Sambasivan Swaminathan, mort en septembre, alertait lui-même sur les dérives de ce productivisme agricole forcené.
« Tout miser sur le blé a été une tragédie. » Umendra Dutt, fondateur de l’ONG Kheti Virasat Mission (...)
Des récoltes aléatoires vendues à des prix qui stagnent… face à un coût de la vie et des intrants de plus en plus élevé et à un climat imprévisible. Voilà l’équation dont beaucoup de paysans du Pendjab sont prisonniers.
Cet équilibre financier précaire est rompu au moindre aléa, comme les terribles inondations dues au dérèglement des moussons cet été dans le sud du Pendjab. Pour financer les graines hybrides et les produits chimiques de la saison suivante, les plus petits fermiers en viennent à emprunter, ce qui peut conduire au pire. (...)
La petite parcelle bio d’Amar Singh est installée au milieu d’hectares de blé nourris aux produits chimiques. On se demande si sa production sera vraiment « sans pesticides ». Si de plus en plus de paysans sont conscients de la nécessité de cultiver différemment, la plupart peinent à le faire. (...)
« Lorsqu’un agriculteur passe au bio, sa production baisse pour quelques années. Or ils sont déjà très endettés… Pour changer de modèle, il faut donc subventionner cette transition » (...)
à l’approche des élections générales en Inde en mai 2024, la reprise d’un mouvement de masse est plus une menace brandie qu’une réalité. Faute de vision des pouvoirs publics, les paysans du Pendjab choisissent pour l’instant l’expectative. « Les manifestations peuvent exploser à nouveau, si le gouvernement tente à nouveau d’imposer des réformes néfastes au monde paysan », juge Sangeet Toor.