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« Il y a une forme de déni » : quand l’Éducation nationale ferme les yeux sur le management brutal
#educationNationale #violences #education
Article mis en ligne le 22 avril 2025
dernière modification le 21 avril 2025

Malgré les alertes des personnels sur des cas de management dysfonctionnel, parfois longs de plusieurs années, certains chefs d’établissement scolaire restent à leur poste, ou sont simplement mutés. Et cela peut mener à des drames.

Les personnels du lycée Jean-Paul-Sartre de Bron, en banlieue lyonnaise (Rhône), ont vu débarquer, début avril, des inspecteurs généraux du ministère de l’éducation nationale. Ils interviennent dans le cadre d’une enquête administrative qui doit faire la lumière sur le conflit qui empoisonne la vie de l’établissement depuis plus d’un an.

Au printemps 2024, une partie des enseignant·es et personnels de vie scolaire commence à se plaindre du management du proviseur, Éric D., arrivé dans l’établissement à la rentrée précédente. La secrétaire du chef d’établissement est la première à alerter. « Elle explique que le proviseur commence à très mal lui parler », se souvient un enseignant.

Puis, à partir de la rentrée 2024, poursuit-il, « ça va crescendo. Les dires, les surgissements, les tons hyper autoritaires, cassants, humiliants, les refus non justifiés se multiplient. Il met en avant la loyauté envers lui, rappelle que c’est lui qui commande, commence à changer la géographie des lieux… ». Une dizaine d’enseignantes sortent en pleurs de réunions avec le proviseur, plusieurs agents sont placés en arrêt de travail, dont un l’est encore aujourd’hui. (...)

En novembre 2024, les personnels demandent une audience au rectorat, qui se déroule en décembre. Sans effet, ce qui pousse 70 % des personnels à faire grève le 21 janvier dernier. (...)

Dans le Rhône, huit ans d’alertes ignorées

L’arrivée d’Éric D. à « JPS » n’était pas prévue initialement. Elle s’est décidée quelques jours avant la rentrée 2023. Le rectorat de Lyon a en effet procédé au dernier moment à un échange de postes entre le proviseur de « JPS » de l’époque et Éric D., alors proviseur au lycée René-Descartes de Saint-Genis-Laval (Rhône). La raison : apaiser les personnels de Descartes, qui menacent de faire grève à la rentrée pour protester contre… les méthodes du chef d’établissement.

Car le lycée Jean-Paul-Sartre de Bron n’est pas le premier à se plaindre de ce proviseur. (...)

Dans ce document que Mediapart a pu consulter, une AED raconte : « J’ai eu besoin de prendre rendez-vous avec la psychologue car je me suis sentie humiliée, dévalorisée, et je n’arrêtais pas d’entendre son hurlement en boucle dans ma tête qui me disait : “Vous êtes détestable.” »

Une CPE décrit aussi : « Venir travailler tous les jours sans savoir ce qui va encore nous être reproché nous plonge dans un climat angoissant. Je ne dormais plus, j’avais mal au ventre avant d’aller au travail et rentrais tous les soirs chez moi en pleurant. » Entre mars et juillet 2023, les personnels ont calculé 130 jours d’arrêt de travail concernant quatre AED, et 76 jours pour deux CPE.

Avant Descartes encore, d’autres professeur·es avaient tiré la sonnette d’alarme concernant le management d’Éric D. (...)

Depuis février 2025, Éric D. n’est plus le proviseur de Jean-Paul-Sartre à Bron. « Ça s’est tout de suite amélioré dans l’établissement, on revit, on fait des projets. C’était fou de le constater directement après son départ », relève un professeur. Le proviseur a été transféré à une fonction administrative, « sans management et sans contact avec les élèves », explique le rectorat à Mediapart, qui ne veut pas communiquer davantage « sur une situation individuelle faisant l’objet d’une enquête administrative ».

Une décision qui intervient donc huit ans après les premiers signalements et de multiples courriers, arrêts de travail, grèves et audiences entre l’institution et les personnels de trois établissements. (...)

Alexia Grangeon, l’enseignante à Descartes, « reproche à l’administration de ne pas avoir réalisé que les personnels étaient en danger ». « Qu’est-ce qu’ils attendaient ? J’avais peur qu’un collègue se balance du quatrième étage. »

Deux morts au Mans

Dans une autre affaire, au lycée Touchard-Washington, au Mans (Sarthe), deux personnels ont perdu la vie. En 2021, une agente administrative du Greta-CFA du Maine, relié au lycée Touchard et sous la direction de son proviseur, s’est suicidée.

Des courriers d’enseignants envoyés à l’administration assurent que ce drame est lié « directement » aux conditions de travail dégradées depuis l’arrivée en 2018 du proviseur Jean-François B. Une enquête du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) académique diligentée après cette mort, que Mediapart a consultée, devait ainsi « améliorer les conditions de travail et l’organisation du travail du Greta afin de prévenir d’autres événements à potentiel traumatique ». (...)

L’année suivante, une professeure meurt et son frère porte plainte contre Jean-François B (...)

Il est notamment reproché au proviseur d’avoir humilié l’enseignante ou de lui avoir refusé l’accès prioritaire à des classes en rez-de-chaussée, malgré son handicap. Bruno Lamballe, l’avocat du frère, indique à Mediapart que « les investigations sont en cours, il n’y a pas encore de traitement par le parquet du Mans ». (...)

Là encore, les méthodes de ce proviseur sont contestées depuis de nombreuses années. (...)

Là aussi, le proviseur a rapidement modifié la géographie des lieux, en supprimant l’unique salle des professeur·es pour en créer plusieurs. « Il essaie de cliver », raconte un enseignant.

Autres exemples : après une convocation du proviseur, un enseignant sort du bureau de celui-ci « dans un état de sidération psychologique, avec focalisation sur l’événement, expression de souffrance intense et appel à l’aide », relate un rapport du médecin de prévention que Mediapart a pu consulter. (...)

Un autre enseignant en situation de handicap qui s’était vu refuser par le proviseur la mise en place d’un allègement de service a obtenu gain de cause en 2020 devant le tribunal administratif de Nantes. Au printemps 2025, une professeure est en arrêt maladie depuis le début d’année, après que le proviseur lui a retiré une mission pour laquelle elle s’était fortement investie. (...)

Jean-François B., toujours en poste, n’a pas souhaité répondre à nos questions.
À Échirolles, des dizaines de signalements

À Sartre et à Touchard, les agissements des proviseurs sont dénoncés depuis près de dix ans, avec de nombreuses alertes, signalements étayés, grèves, arrêts maladie, dépression… Au collège Louis-Lumière d’Échirolles, dans la banlieue grenobloise (Isère), les équipes espèrent ne pas attendre si longtemps. Depuis l’automne 2022, quelques mois seulement après l’arrivée dans l’établissement du principal, Olivier R., des personnels alertent sur le fonctionnement de la direction. (...)

Les difficultés de communication et la réorganisation de la vie scolaire se montrent particulièrement problématiques, aux dires des enseignant·es, en raison d’un climat de violence scolaire persistant. À partir de 2023, des personnels envoient des courriers à l’administration, les arrêts maladie de multiplient, l’administration reçoit des dizaines de fiches de signalement santé sécurité au travail. (...)

Le 11 avril 2024 puis plusieurs jours en mars et avril 2025, des personnels font grève – jusqu’à 83 % d’entre eux, dans cet établissement pas habitué à ce genre de mouvement – pour dénoncer ces problèmes, ainsi que le « mépris », « l’autoritarisme » et la « gestion arbitraire » du principal. Sollicité, celui-ci ne nous a pas répondu.

Les audiences au rectorat se succèdent, la dernière ayant eu lieu le 1er avril dernier, sans que la revendication des personnels – un changement de direction – aboutisse. (...)

Un management calqué sur le privé

Les situations telles que celles de Sartre, Touchard ou Lumière ne sont pas rares, selon Prune Audiffren : « Il n’y a pas une réunion du CHSCT où il n’y a pas à l’ordre du jour le cas d’un établissement avec une situation problématique entre le chef et les équipes. »

Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU, premier syndicat enseignant, observe que ces situations « se sont accélérées sur les cinq-dix dernières années. Il y a eu un tournant dans la façon d’envisager le pilotage de la part du ministère, avec toute la vague du “new public management”, calqué sur le modèle du privé et du pilotage par les indicateurs ».

Or, poursuit-elle, ce « modèle provoque des tensions et de la souffrance car, par définition, il est à l’opposé de ce qu’est le service public d’éducation ». (...)

Reste que, même lorsque les tensions se répètent, certains chefs d’établissement ne sont jamais sanctionnés. « Il y a une forme de déni de ces tensions par l’institution, avec la volonté d’un “pas de vague”. On veut de plus en plus faire rentrer dans le rang des professeurs contestataires alors que, du côté des chefs, il y a plus de prudence », relève Sophie Vénétitay. (...)

Déplacer le chef revient à déplacer le problème, sans le résoudre. Le secrétaire général du SNPDEN reconnaît qu’une des difficultés est le manque d’accompagnement pour « ces chefs qui dysfonctionnent ».