
De tribunes en rapports, les tenants de la géoingénierie installent peu à peu leur vision du monde dans les esprits. Mais des scientifiques résistent encore et toujours à l’appel des fausses bonnes solutions. Heïdi Sevestre est glaciologue et elle est l’un de ceux-là. Elle nous explique pourquoi.
Jusqu’à très récemment, personne dans la communauté scientifique ne prenait vraiment les idées de la géoingénierie au sérieux. Mais depuis quelques mois, le sujet s’installe dans les débats autour de la lutte contre le réchauffement climatique. En deux phrases, les tenants de ce type d’intervention sont désormais capables de vous convertir. Mobiliser la technologie pour bloquer non pas réellement le réchauffement climatique, mais ses effets. La nuance est importante (...)
Futura : Les promesses de la géoingénierie sont belles…
Heïdi Sevestre : C’est bien là le problème. Ce ne sont que des promesses. De prime abord, on peut se dire que bloquer le rayonnement du SoleilSoleil, c’est une bonne idée. On nous recommande bien de fermer nos volets l’été, quand le soleil tape. Mais quand on rentre dans les détails des propositions de la géoingénierie, on s’aperçoit que cela ne tient pas. Que les risques sont bien trop grands. D’autant que rien ne garantit la réussite.
Alors justement, quelles sont les principales solutions proposées par la géoingénierie ? (...)
Ceci étant posé, celle des manipulations proposées par la géoingénierie qui est incontestablement aujourd’hui la plus mise en avant, c’est la géoingénierie solaire ou la gestion du rayonnement solaire - pour les anglophones, « Solar radiation management » ou SRM. L’idée, c’est de contrôler la quantité d’énergieénergie que notre Terre reçoit du Soleil. (...)
des chercheurs ont imaginé qu’en injectant des sulfates ou d’autres particules dans la stratosphèrestratosphère, il serait possible de produire un effet masquant sur notre Soleil. (...)
La deuxième technologie mise en avant ces derniers mois, c’est celle de ces fameux rideaux sous-marins (...)
L’idée part du constat que, surtout en Antarctique, des eaux chaudes profondes viennent lécher les barrières de glace par le dessous et accélérer leur fonte. Pour éviter cela, la géoingénierie imagine donc de tirer des rideaux de dizaines de kilomètres de long, ancrés à des centaines de mètres de profondeur.
Il y a également ceux qui espèrent modifier l’albédo des surfaces glacées - en ajoutant par exemple de la neige sur les calottes polaires - ou encore ceux qui veulent intervenir à la base des calottes polaires, créer des ancrages qui ralentiraient la fuite des glaciers vers l’océan.
On voit assez rapidement quels pourraient être les bénéfices. Mais il y a des risques. Et le rapport publié en ce mois de juillet par l’université de Chicago (États-Unis), « Glacial Climate Intervention : a research vision » appelle, d’ailleurs, à les étudier…
Heïdi Sevestre : C’est ce qui divise aujourd’hui la grande famille des glaciologues.
Une partie de la communauté est attirée par la manne financière de la géoingénierie. Les fonds dont les géoingénieurs disposent sont stratosphériques et ils font tourner les têtes de chercheurs qui, jusqu’ici, devaient lutter dans leur quotidien pour obtenir de maigres budgets pour mener leurs travaux. Le problème, c’est que ces financements viennent de philanthropes américains ou chinois qui pensent que la technologie est la réponse à tout. (...)
La curiosité intellectuelle des scientifiques aidant encore un peu, difficile pour ces derniers - on ne parle pas de la majorité, mais d’une toute petite part de la communauté qui s’interroge aujourd’hui vraiment, y compris parmi les chercheurs les plus expérimentés - de refuser. Or, tout ce que la communauté de la géoingénierie attend, c’est de pouvoir mettre des logos et des noms de glaciologues prestigieux sur ses documents. (...)
On parle là de risques dans le cas où la géoingénierie fonctionne, comprenez qu’elle réussit à limiter la fonte de la calotte glaciaire. Mais si elle devait ne pas donner les résultats escomptés ?
Heïdi Sevestre : Certains ont posé la question. Et nous avons déjà la réponse. Regardez ce qui se passe dans l’espace aujourd’hui. Les candidats pour ramasser les débris spatiaux ne sont pas légion. (...)
Lire aussi :
(...) rapport publié en ce mois de juillet par l’université de Chicago (États-Unis) Glacial Climate Intervention : a research vision : « En l’absence de géoingénierie à une échelle suffisante, nous n’empêcherons pas la fonte de la calotte glaciaire. »
Heïdi Sevestre : Ceux qui disent ça se trompent. Leur erreur, c’est d’abord de poser sur la calotte glaciaire un regard d’ingénieur. De la considérer comme une machine que nous pourrions réparer en remplaçant simplement une ou deux pièces. Mais le problème est bien plus complexe que ça. Pour trouver des solutions, il faut enlever ses œillères. Adopter une vision holistique. (...)
On en revient à la nécessité de réduire rapidement et drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre…
Heïdi Sevestre : Absolument. Parce que ce n’est pas seulement la meilleure solution pour les calottes polaires et les glaciers du monde entier. C’est aussi la meilleure chose à faire pour la biodiversité ou pour la santé de nos océans, mais également pour notre propre santé et même pour nos économies (...)
Ces derniers mois, les tenants de la géoingénierie ont instiller dans les esprits, l’idée que nous pourrions intervenir sur certains systèmes pour sauver notre Planète. Autrement qu’en réduisant simplement nos émissions de gaz à effet de serre. À grand renfort de technologies. Ceux qui mettent en garde contre les risques liés à ces interventions sont aujourd’hui attaqués. La glaciologue Heïdi Sevestre fait partie de ceux qui prennent le problème très au sérieux. (...)
Heïdi Sevestre : Lorsque la communauté de la géoingénierie a commencé à se constituer, nous n’y avons pas prêté attention. (...)
Mais eux, ils ont travaillé. Sans jamais lâcher. Ils disposent maintenant de financements quasi illimités et de fait, d’un pouvoir de lobbying politique immense. Leur puissance médiatique est aussi importante. Pour s’en assurer, ils s’entourent des meilleurs communicants/lobbyistes de la Planète. Aujourd’hui, il y a de gros intérêts derrière la géoingénierie et il faut prendre tout ça très au sérieux. Nous préparons une réponse forte au rapport publié cet été. (...)
Ces gens ne sont pas de mauvaises personnes. Mais ce sont des développeurs de produits. Leur travail, c’est d’innover puis de vendre. Ils pensent faire le bien. Ils pensent même donner de l’espoir. Mais ils ne pensent pas a toutes les conséquences. (...)
En s’attaquant aux conséquences du changement climatique, ils promettent de nous offrir du temps pour nous adapter. Les géoingénieurs prétendant aussi qu’ils peuvent faire plus vite que la décarbonation. Pourtant, n’importe quel scientifique sait qu’organiser une campagne pour aller forer l’Antarctique, obtenir une autorisation pour ajouter un tout petit module à une base sur ce continent « de la paix et de la science » ou trouver des bateaux pour tracter des installations jusque dans cette région hostile, demande des décennies de travail. La décarbonation, elle, pourrait avoir des effets rapides. Pendant la crise du Covid, nous avons observé que certains glaciers retrouvaient des forces. La pollution avait diminué et, moins souillés par le noir de carbone, ils avaient moins absorbé la chaleur du soleil. Nettoyer les sorties de nos usines pourrait donc avoir très rapidement un effet spectaculaire.
Il y a donc un réel espoir avec les solutions « classiques »…
Heïdi Sevestre : Tout à fait. Mais tout le monde n’a pas intérêt à ce que ça se sache. Ce sont ces gens ultrariches qui veulent continuer leur business as usual, coûte que coûte. Et ils n’hésitent pas pour cela à partir en croisade avec la géoingénierie, à manipuler les pensées. (...)
Ces jeunes nous interpellent dans les médias et dans les conférences internationales. Ils ne comprennent pas qu’alors que le monde est en train de s’effondrer autour d’eux, il y ait des solutions que nous refusons d’étudier. Ils nous font passer pour des extrémistes. Et aujourd’hui, c’est violent pour nous. « Si les îles Marshall sont submergées, ce sera de votre faute. » Voilà ce que nous entendons dire aux communautés autochtones qui sont, elles aussi, contre la géoingénierie. Mais le jour viendra, je l’espère, où ils se rendront compte qu’ils se sont fait manipuler pour pousser l’agenda de gens qui ne veulent que gagner toujours plus d’argent. Le malheur, c’est que pour ces jeunes, le contrecoup, l’espoir déçu risque d’être encore plus dur à surmonter. (...)
Reste-t-il de l’espoir ?
Heïdi Sevestre : Oui, parce que certains pays ont déjà dit non à la géoingénierie. La Suède. Le Mexique. Et parce que les peuples autochtones aussi sont lucides à ce sujet. (...)
Une conclusion ?
Heïdi Sevestre : Le combat s’annonce difficile. Je veux que l’on comprenne bien que je ne suis pas contre la technologie en général. J’aimerais juste nous éviter de reproduire les erreurs du passé. La géoingénierie ne nous fera pas gagner du temps. Elle ne fera que nous détourner du véritable problème : nos émissions de gaz à effet de serre. Nous n’avons pas besoin de plus de temps et d’argent pour le savoir. Nous avons déjà beaucoup de littérature disponible sur la question. (...)
Je suis bouleversée de voir l’unité de notre communauté commencer à se fissurer à ce sujet. Je ne jette pas la pierre à ceux de mes confrères qui répondent finalement à l’appel des sirènes de la géoingénierie. Ils sont terrifiés par ce qui est en train de se jouer dans les régions polaires et je crois qu’ils cherchent juste très sincèrement des solutions. Mais la solution numéro un, il faut le répéter, quitte à passer pour un monomaniaque, c’est la décarbonation. Nous savons que ça fonctionne. Et nous savons le faire. Ça va coûter cher ? La géoingénierie aussi. Sans doute plus si on y intègre le coût des conséquences de ces manipulations. Alors que nous avons tout à gagner à décarboner. Il faut arrêter de ne voir que les efforts que cela va nous demander. Redéfinir le temps qui passe, notre façon de travailler, nos échanges, les inégalités, la diversité, la santé humaine. Décarboner ça n’a que de bons côtés. Alors que derrière la géoingénierie, il y a des intérêts puissants. Des personnes qui n’ont pas intérêt à ce que les choses changent au bénéfice de tous.