Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Outside Dana Hilliot
Hamza Hamouchene : DESERTEC 3.0 – ou le “nécolonialisme vert”
#neocolonialisme #greenwashing
Article mis en ligne le 14 septembre 2024
dernière modification le 11 septembre 2024

Je ne saurais trop conseiller à tous ceux qui s’intéressent aux politiques de transition énergétique et écologique à l’horizon de la catastrophe climatique, de lire le volume paru récemment, Dismantling Green Colonialism. Energy and Climate Justice in the Arab Region, édité par Hamza Hamouchene et Katie Sandwell (Pluto Press, 2023). Les auteurs se penchent sur la manière dont les États du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) articulent leurs politiques énergétiques, notamment la production d’électricité, aux nouveaux récits internationaux promulgués sous le titre de “transition verte”. Quasiment toute la région constitue une réserve de ressources énergétiques “carbonées” dans lesquels la plupart des pays européens, depuis l’époque coloniale, ont puisé pour assurer leur prospérité et le train de vie de leurs habitants. Ces politiques extractivistes n’ont évidemment pas cessé avec les indépendances, et se poursuivent jusqu’à aujourd’hui sous l’égide des politiques de développement et les “programmes d’ajustement structurels” menées par les institutions internationales, la banque Mondiale, le Fond Monétaire International, le Fond européen de développement, et bien d’autres.

Au sein des pays de la MENA, il existe évidemment d’énormes différences entre les plus riches, à commencer par les États du Golfe, dont l’hégémonie régionale se traduit par l’accaparement de terres agricoles, le financement de méga-projets énergétiques, sans parler de l’influence politique et militaire, et les pays dont la population est plus pauvre et la puissance économique moindre. Deux passionnants articles sont consacrées aux politiques ambivalentes des États du Golfe en matière de transition “verte” (...)

Les différentes études proposées dans ce livre, qu’elles portent sur les États du Magrehb, l’Égypte, le Soudan, la Palestine, la Jordanie, ou le Soudan, décrivent des systèmes de domination économique typique du capitalisme néocolonial, fondé sur l’extraction excessive des ressources locales par des compagnies étrangères (souvent européennes), leur importation à bas prix, l’accumulation de capital qui en résulte pour les exploitants, la dépossession des populations autochtones, notamment dans les régions rurales ou délaissées par l’État, et l’interminable sous-développement dans lequel elles demeurent plongées : il est fréquent qu’aux abords de certaines centrales énergétiques high-tech, les populations autochtones n’aient qu’un accès limité à d’électricité et à l’eau potable, quand elles n’en sont pas tout bonnement privées. (...)

Dans une étude de synthèse, dans l’introduction puis le premier chapitre du recueil qu’il coédite, Hamza Hamouchene donne plusieurs exemples de grands projets visant à la production d’énergies “renouvelables” dans les pays du Maghreb, et particulièrement dans les régions désertiques, menés par des compagnies européennes ou des pays du Golfe, avec l’aval des dirigeants locaux, qui tous répondent avec enthousiasme aux préconisations des institutions de financement internationales : libéralisation et privatisation sont au menu (et l’on brade ainsi non seulement les ressources locales, mais on perd également toute souveraineté sur la gestion de ces ressources – au détriment des populations les plus pauvres). (...)

DESERTEC 3.0 – OU COMMENT PRENDRE LE TRAIN DE L’HYDROGÈNE VERT

En 2009, le projet Desertec, une initiative ambitieuse visant à alimenter l’Europe à partir de centrales solaires sahariennes et de parcs éoliens s’étendant dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA), a été lancé par une coalition d’entreprises industrielles et d’institutions financières européennes, sur la base de l’idée qu’une minuscule surface du désert peut fournir environ 20 % de l’électricité européenne d’ici 2050 grâce à des câbles spéciaux de transmission de courant continu à haute tension.

Après un certain nombre d’années de battage médiatique, le projet Desertec s’est finalement arrêté à cause des critiques concernant ses coûts astronomiques et ses connotations néocoloniales. Toutefois, des tentatives de relance sous le nom de Desertec 2.0, axées sur le marché local des énergies renouvelables, ont suivi, et le projet a finalement été relancé sous le nom de Desertec 3.0, qui vise à satisfaire la demande européenne en hydrogène, considéré comme une alternative énergétique “propre” aux combustibles fossiles.

(...)

« En outre, une approche commune de l’énergie renouvelable et de l’hydrogène entre l’Europe et l’Afrique du Nord créerait un développement économique, des emplois tournés vers l’avenir et une stabilité sociale dans les pays d’Afrique du Nord, ce qui pourrait réduire le nombre de migrants économiques de la région vers l’Europe. » On ne sait pas s’il s’agit d’une stratégie de vente agressive et désespérée, mais il semble clair que cette vision de Desertec se prête à l’agenda de consolidation de la forteresse Europe et à l’expansion d’un régime inhumain d’impérialisme frontalier, tout en essayant d’exploiter le potentiel énergétique bon marché de l’Afrique du Nord, qui s’appuie également sur une main-d’œuvre sous-évaluée et disciplinée. Desertec est ainsi présenté comme une solution à la transition énergétique de l’Europe : une opportunité pour le développement économique de l’Afrique du Nord et un frein à l’immigration en provenance du Sud. En tant que remédiation technologique (technofix) apolitique, il promet de surmonter ces problèmes sans apporter de changements fondamentaux, c’est-à-dire en maintenant le statu quo et les contradictions du système mondial qui sont à l’origine de ces problèmes.

(...)

Les “solutions” axées sur l’ingénierie comme Desertec tendent à présenter le changement climatique comme un problème commun sans contexte politique ou socio-économique. Cette perspective occulte la responsabilité historique de l’Occident industrialisé, les problèmes du modèle énergétique capitaliste et les différentes vulnérabilités des pays du Nord par rapport à ceux du Sud.

(...)

En outre, le fait d’encourager l’utilisation de l’infrastructure actuelle du gazoduc plaide en fait pour un simple changement de source d’énergie, tout en maintenant la dynamique politique autoritaire existante et en laissant intactes les hiérarchies actuelles au sein de l’ordre international.

(...)

Si ces projets se concrétisent, ils constitueront la dernière tentative néocoloniale d’accaparement des ressources, à un moment où les ressources renouvelables devraient être utilisées pour répondre aux besoins énergétiques locaux et atteindre les objectifs climatiques locaux, plutôt que d’aider l’UE à préserver sa sécurité énergétique et à mettre en œuvre sa stratégie en matière de climat.

(...)

Il faut le dire clairement : la crise climatique à laquelle nous sommes actuellement confrontés n’est pas imputable aux combustibles fossiles en tant que tels, mais plutôt à leur utilisation non durable et destructrice pour alimenter la machine capitaliste. En d’autres termes, c’est le capitalisme qui est en cause, et si nous voulons sérieusement nous attaquer à la crise climatique (qui n’est qu’une facette de la crise multidimensionnelle du capitalisme), nous ne pouvons pas éluder la question du changement radical de nos modes de production et de distribution, de nos modes de consommation, et des questions fondamentales d’équité et de justice. Il s’ensuit qu’un simple passage des combustibles fossiles aux sources d’énergie renouvelables, tout en restant dans le cadre capitaliste de la marchandisation et de la privatisation de la nature pour le profit de quelques-uns, ne résoudra pas le problème auquel nous sommes confrontés. En fait, si nous continuons sur cette voie, nous ne ferons qu’exacerber le problème, ou créer une autre série de problèmes, liés aux questions de propriété de la terre et des ressources naturelles.

Une transition verte et juste doit transformer en profondeur le système économique mondial, qui n’est adapté ni sur le plan social, ni sur le plan écologique, ni même sur le plan biologique (comme l’a révélé la pandémie de COVID-19). Elle doit mettre fin aux relations coloniales qui continuent d’asservir et de déposséder les peuples. Nous devons toujours nous demander : Qui possède quoi ? Qui fait quoi ? Qui obtient quoi ? Qui gagne et qui perd ? Et quels sont les intérêts servis ? (...)

les « solutions » qui tentent d’aborder une seule dimension, telle que la catastrophe environnementale, sans tenir compte des structures sociales, culturelles et économiques qui en sont à l’origine, resteront inévitablement de « fausses solutions ». (...)

À bien des égards, la crise climatique et la nécessaire transition verte nous offrent une chance de remodeler la politique. Pour faire face à cette transformation spectaculaire, il faudra rompre avec les projets militaristes, coloniaux et néolibéraux existants. Par conséquent, la lutte pour une transition juste et la justice climatique doit être farouchement démocratique. Elle doit impliquer les communautés les plus touchées et viser à répondre aux besoins de tous. Il s’agit de construire un avenir dans lequel tout le monde dispose de suffisamment d’énergie et d’un environnement propre et sûr : un avenir avec un horizon écosocialiste en harmonie avec les revendications révolutionnaires des soulèvements africains et arabes : souveraineté populaire, pain, liberté et justice sociale.