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Orient XXI
France. Dans les médias, la Palestine sans les Palestiniens
#israel #palestine #Hamas #Cisjordanie #Gaza #France #medias
Article mis en ligne le 23 mai 2025
dernière modification le 21 mai 2025

Si le génocide à Gaza a remis la Palestine en Une des médias français, il n’en est pas de même des chercheurs palestiniens qui se sont spécialisés dans l’étude de leur pays, et que l’on peut à juste titre considérer comme particulièrement légitimes sur le sujet. Est-ce faute de se faire inviter ? Ou sont-ils particulièrement réticents ? La réponse est complexe.

(...) Si nous sommes parvenus à plusieurs conclusions, au gré d’échanges avec des journalistes, d’expériences dans les médias et de réflexions collectives entre chercheurs, nous avons aussi souhaité questionner nos collègues chercheurs palestiniens spécialisés sur leur pays, issus de différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Ils sont les premiers concernés par cette réalité qui les exclut de fait du débat public. Ils ont souhaité conserver l’anonymat. Nous les appellerons donc Samer, Maysar, Marwan et Lina. (...)

D’abord, les rédactions de ces médias projettent sur l’espace proche-oriental leur propre grille de lecture et leur narratif. Israël est invariablement perçu comme une démocratie, le plaçant dans le camp d’un monde libre occidentalo-centré. À l’inverse, les Palestiniens représenteraient un « Orient menaçant » et générateur, par essence, de terrorisme. Une telle approche masque toutes les réalités que le champ scientifique ou un journalisme d’analyse — et généralement indépendant — mobilise pour rendre les rapports de domination intelligibles.

Ensuite, ces mêmes rédactions ne sont pas imperméables aux idées diffusées dans la société. Néo-conservatisme, néo-colonialisme, atlantisme, islamophobie, choc des civilisations : ces positionnements sont fortement représentés au sein du champ politique comprenant les décideurs, et par conséquent parmi les journalistes. (...)

Ces espaces de diffusion de l’information fonctionnent donc en vase clos, convergent sur leur manière d’appréhender les sujets, et recrutent des journalistes dans le but de bénéficier d’un relais et d’une défense de cette vision du monde.
Éviter les pièges

De leur côté, les chercheurs palestiniens interrogés comprennent l’importance d’apporter un autre discours, à condition d’avoir du temps pour pouvoir l’exprimer. Lina explique refuser d’être assignée et invitée uniquement « en tant que Palestinienne » plutôt que sur son champ d’expertise scientifique. Selon Samer, il semble en France « impossible de marier les genres. On ne peut pas être à la fois Arabe et Français, ou Palestinien et chercheur ». (...)

Cette précaution face aux sollicitations médiatiques en fonction de la nature de l’émission et du sujet abordé vise aussi, d’après les témoignages recueillis, à éviter deux pièges. Le premier serait d’être perçu comme « militant », en cherchant inlassablement sur l’ensemble des sujets à défendre la cause palestinienne. Le second, lié au premier, est de devenir un « représentant » officieux des Palestiniens dans les médias. Une responsabilité qu’aucun chercheur interrogé ne dit vouloir endosser. Se joue aussi la crédibilité de la parole qui, si elle est définie comme palestinienne, serait nécessairement partisane ou biaisée. (...)

Tu reçois des messages de journalistes te demandant d’intervenir pour « décortiquer ce qu’il reste du Hamas ou de l’Autorité palestinienne, etc. » En comparaison à ce que nous vivons, c’est tristement ridicule. […] Donc que dire en arrivant sur un plateau ? « Pitié, ayez un peu de considération pour un peuple qui se fait massacrer tous les jours, jour et nuit » ?

« Condamnez-vous le Hamas ? »

Après le 7 octobre 2023, ce malaise se serait accentué avec des questions récurrentes adressées aux Palestiniens ou à ceux désignés comme leur porte-parole « officieux » : « Condamnez-vous les attaques du 7 octobre ? Le Hamas ? Résistance ou terrorisme ? » C’est le constat d’un des chercheurs palestiniens, qui s’est senti immédiatement sommé de se justifier plutôt que de pouvoir réellement exposer une analyse approfondie. Le temps dévolu à vérifier la sincérité de l’intervenant sur sa condamnation du Hamas, la légitimité à employer tel terme ou telle expression, participe à un cadrage médiatique qui réduit le temps accordé à ce qui est essentiel : « Qu’est-ce qui est à l’origine de tout cela et comment en est-on arrivé là ? » Maysar, une autre chercheuse, parle d’une « boucle discursive qui vise à détourner l’attention du génocide ». (...)

Dix-neuf mois de guerre génocidaire, largement documentée par des organisations de la société civile, des experts onusiens, d’éminents professeurs de droit international, auraient dû renverser la manière d’appréhender les rapports de force. Il n’en est rien. De prétendus experts ou intellectuels sont encore et toujours invités pour (re-)développer les mêmes arguments remettant en cause les chiffres du nombre de morts palestiniens à Gaza, et faire porter la responsabilité du drame palestinien uniquement sur le Hamas.

En d’autres termes, alors que la Cour pénale internationale (CPI) affirme qu’il y a des motifs raisonnables de croire que des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre sont commis quotidiennement par les dirigeants israéliens à Gaza, et alors que la Cour internationale de Justice (CIJ) évoque le risque plausible de génocide commis contre les Palestiniens de Gaza par Israël, une parole justifiant ces actes reste tout à fait bienvenue. Toutes les opinions se valent dans un macabre équilibre, participant d’un processus de déshumanisation des Palestiniens. (...)

Pour Israël, une présomption de crédibilité et de légitimité

La faible présence de Palestiniens dans les médias, soit parce qu’ils ne sont pas invités, soit parce qu’ils refusent de se plier à ce cadre de débat, ne semble pas toutefois questionner les journalistes qui composent les panels de ces émissions. Peut-on se contenter de parler de la Palestine sans voix palestiniennes ? Peut-on demander à un Palestinien de participer à une émission où la légitimité d’Israël à tuer serait débattue ?

Les Palestiniens peuvent se retrouver confrontés à des experts reprenant la communication du gouvernement israélien, si ce n’est parfois de véritables représentants de ce dernier. Le narratif israélien bénéficie invariablement d’une présomption de crédibilité et de légitimité. (...)

nombre de Palestiniens ayant pris part à des émissions ont fait l’objet d’attaques, d’injures et de menaces, qui leur a même coûté leur poste dans certains cas. Cette expérience est partagée par d’autres intervenants non Palestiniens ayant la même grille d’analyse. Des mots sortis de leur contexte, des tweets instrumentalisés pour décrédibiliser, des doutes sur l’honnêteté du titre avec lequel l’intervenant est présenté dans les médias, etc. : tout un panel d’outils pour faire peur, faire taire et in fine intimider publiquement l’intervenant.

Les conséquences de cette exposition médiatique dépassent le cadre géographique de la France : « En fonction de ce que je vais dire, que va-t-il m’arriver en rentrant en Palestine ? », se demande Lina, en référence au harcèlement et à l’humiliation que font subir les Israéliens aux Palestiniens chaque fois que ces derniers traversent la frontière. (...)

Pour espérer préserver leur dignité et leurs proches, les chercheurs palestiniens doivent se montrer toujours plus irréprochables que les autres, alors même qu’ils assistent depuis un an et demi à l’écrasement complet de leur peuple, dans un flux d’images toujours plus insoutenables. On exige d’eux un devoir d’exemplarité, alors même qu’ils sont traversés par un profond sentiment d’impuissance. La moindre de leurs paroles, si elle est perçue comme radicale ou ne réaffirmant pas « le droit d’Israël à la sécurité et à l’existence », peut mettre leur carrière, voire leur vie dans une situation des plus compliquées. Dans ces conditions, beaucoup choisissent de se tenir à l’écart d’un espace médiatique particulièrement hostile. Il en va de la responsabilité des espaces médiatiques et scientifiques à garantir des cadres sécurisants au sein desquels les voix palestiniennes, c’est-à-dire celles d’un peuple victime d’un crime de génocide, puissent s’exprimer et être entendues.