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Flying Whales : 90 millions d’euros d’argent public investis et toujours aucun prototype de dirigeable
#dirigeable
Article mis en ligne le 11 mai 2024
dernière modification le 3 mai 2024

Créée en 2012, la société Flying Whales veut construire des dirigeables qui porteraient des charges lourdes en zones difficiles. La région Nouvelle-Aquitaine et l’État ont déjà investi 90 millions d’euros dans le projet alors que certains experts doutent de sa faisabilité

(...) Aujourd’hui, une seule option existe, l’hélicoptère dont les modèles civils ne sont capables de lever que quatre tonnes et sont très polluants. À partir de 2012, Sébastien Bougon, un entrepreneur, passé par TF1 et Bouygues, lance donc son projet "Flying Whales", qui prévoit de fabriquer des grues volantes, pour transporter des grumes, des containers, des hôpitaux de campagne ou des pales d’éoliennes. Il obtient le soutien du ministre de l’Économie de l’époque, Arnaud Montebourg, puis d’Emmanuel Macron. (...)

En 2017, la Banque publique d’investissement (BPI) lui accorde 25 millions d’euros pour son programme de recherche et développement. La société servira ensuite de vitrine française lors de l’exposition universelle de Dubaï. Aujourd’hui, Sébastien Bougon déclare avoir levé 160 millions d’euros. Un véritable tour de force, selon ses concurrents qui peinent à réunir des fonds. Il serait dû à la personnalité d’entrepreneur du fondateur, et à son réseau. Selon un ancien salarié, "il excelle à monter des dossiers et à faire des promesses. Mais derrière, comment les tiendra-t-il ?" (...)

Des obstacles techniques

Car 12 ans plus tard, aucun dirigeable n’a encore vu le jour. Les calendriers initiaux annonçaient un premier appareil pour 2020. Il est aujourd’hui programmé pour… 2028. (...)

le transfert de charge, indispensable pour faire fonctionner un véhicule en suspension serait quasiment impossible à réaliser. (...)

Pour qu’un dirigeable reste stable alors qu’il se déleste d’un poids, il faut en effet parvenir à compenser cette livraison en embarquant un poids identique dans un temps très court. Barry Prentice, universitaire canadien à la tête de l’institut Isopolar, qui réunit les compagnies de dirigeables nord-américaines, estime que "c’est un peu comme essayer d’enfiler les deux jambes dans votre pantalon en même temps, tout en restant debout. Déposer une charge au sol et la compenser en faisant remonter du lest, je ne sais pas comment Flying Whales compte s’y prendre".

Selon nos confrères du Journal de Québec, le projet a été retoqué par l’ancien gouvernement après une audition de Sébastien Bougon face à un panel d’experts canadiens. La solution proposée, à savoir pomper de l’eau dans un tuyau relié au dirigeable, n’était pas adaptée aux conditions du Grand Nord. (...)

Le nouveau gouvernement du Québec a cependant décidé d’investir dans le projet français. Les dirigeants de Flying Whales affirment de leur côté que le transfert de charge serait parfaitement maîtrisé. "Il y aura un tuyau à l’avant de l’appareil qui permet d’aller boire de l’eau. Et au fur et à mesure que l’on prend de l’eau, on modifie la tension du câble qui dépose la charge pour avoir un dirigeable qui est toujours à l’équilibre", explique Vincent Guibout. En admettant que ce soit le cas, selon d’anciens salariés ou consultants avec qui nous avons pu nous entretenir, il reste cependant d’autres questions techniques à régler, notamment la question de la prise au vent. (...)

Un gaz hors de prix

Autre problème : Flying Whales a choisi de faire voler ses dirigeables à l’hélium plutôt qu’à l’hydrogène, un gaz inflammable qui avait coûté la vie aux 36 passagers de l’Hindenbourg, parti en fumée en 1937. Utilisé dans des secteurs prioritaires comme le médical, le spatial et la recherche, l’hélium est une ressource rare produite principalement par quatre pays (États-Unis, Russie, Qatar et Algérie). Or il y a eu des pénuries ces dernières années. Et en cinq ans, son prix a été multiplié par cinq. Au point que certains concurrents ont décidé de développer des dirigeables à l’hydrogène, en s’appuyant sur les technologies actuelles qui le rendent moins dangereux. (...)

La société est si confiante qu’elle annonce être en mesure de produire un appareil destiné à la commercialisation, sans même passer par un prototype. (...)

Une méthode risquée selon d’autres spécialistes du secteur, car tout ne peut pas être modélisé ni testé virtuellement, notamment les effets du vent.

Un projet pas si écologique

En Nouvelle-Aquitaine, le président de région Alain Rousset soutient Flying Whales et l’aide à s’implanter au nord de Bordeaux, dans la commune de Laruscade, en Gironde. Le site devrait accueillir deux hangars de 250 mètres de long et 70 mètres de haut. Mais aussi une aire d’envol verticale à l’écart des flux aériens, soit 75 hectares au total. Comme l’impose la réglementation, Flying Whales a déposé un dossier auprès de l’Autorité environnementale. Mais en octobre dernier, cette dernière a rendu un rapport critique. Il relève notamment que la société n’a pas évalué l’ensemble du cycle de vie de la fabrication d’un dirigeable. Elle aurait donc mésestimé les émissions de gaz à effet de serre dues à la construction d’un appareil. (...)

L’autorité regrette également un manque d’évaluation de l’impact de l’activité de Flying Whales sur la faune et la flore locales, car le site jouxte une zone Natura 2000. Enfin, comme 59 hectares vont être défrichés, il faudra les compenser en replantant des arbres. Or selon les rapporteurs, les zones choisies pour le reboisement seraient déjà suffisamment riches en biodiversité et donc, peu pertinentes. Mais surtout : une partie du terrain que Flying Whales doit défricher contient déjà des zones de compensations réalisées par SNCF Réseau. "Il pourrait donc y avoir atteinte à des mesures compensatoires d’un autre projet", selon le président de l’Autorité environnementale, Laurent Miche (...)

L’argent public coule à flots

Mais encore faudra-t-il pour cela que la société parvienne à réunir les 150 millions d’euros nécessaires à la construction des hangars. La région, qui a déjà investi 10 millions au capital, va prendre également à sa charge les 15 millions d’euros d’aménagement du site, ainsi que 10 millions d’euros de dette environnementale, pour les zones de compensation. La région s’est aussi portée garante : en cas d’échec ou de départ de Flying Whales, elle s’engage à prendre à son compte les 150 millions d’euros de pertes. François Poupard, directeur général des services de la région, espère cependant partager ce risque avec l’État. "Nous sommes en train de négocier avec Bruno Le Maire un pacte de co-garantie, à hauteur de deux tiers pour l’État, un tiers pour nous", précise-t-il.

Et ce qui frappe certains observateurs dans ce projet, c’est qu’en dépit des aléas techniques qu’il soulève, les pouvoirs publics se sont très fortement engagés. (...)

Cassandres ou prophètes ?

Par ailleurs, Flying Whales a perdu un actionnaire de poids : le chinois Avic. Cette société aéronautique d’État était entrée au capital dès sa création, avec l’acquisition de 25% des parts, assortie d’une clause de non-dilution. Autrement dit, les Chinois étaient suffisamment intéressés pour s’engager à remettre de l’argent au pot à chaque nouvelle levée de fonds, de manière à toujours rester actionnaire à hauteur de 25%. Selon un document interne, ce partenariat était une source importante de financement pour la conception du dirigeable. Il ouvrait une porte sur le marché chinois qui envisageait d’acquérir entre 80 et 100 dirigeables. Mais lorsque Flying Whales a démarché le Québec en lorgnant sur le marché américain, le gouvernement québécois aurait réclamé le départ d’Avic pour éviter tout risque d’espionnage. Exit donc la perspective de nombreux contrats en Asie. (...)

Par ailleurs, ces dernières années, plusieurs ingénieurs ont quitté l’entreprise, car ils étaient sceptiques sur la faisabilité du projet. (...)